1/ Vous étiez à la tête des affaires étrangères en 2001, comment avez-vous vécu les premières heures des attentats du 11 Septembre?
J’étais à l’Assemblée, devant les commissions des affaires étrangères et de la défense avec Alain Richard. Au début, pas plus que les autres, je n’ai réalisé ce qui se passait. Et puis, avec l’évidence de l’attentat, de l’attaque, j’ai regagné mon bureau au ministère et, en regardant les télévisions, j’ai joins au téléphone nos diplomates au Consulat, ou à l’ONU, et des amis personnels, à New-York. Très vite, j’ai pensé au terrorisme islamique comme une piste sérieuse: il y avait déjà eu les années précédentes des attentats, ou des tentatives, contre des intérêts américains aux États-Unis (World Trade Center) ou dans le monde, et des menaces enflammées de la part d’islamistes radicaux. Puis, très vite, la concertation s’est organisée entre le Président, le Premier Ministre, le Ministre de la Défense, et moi sur l’analyse de l’évènement, les réactions à avoir, les suites militaires et diplomatiques, etc. La légitimité d’une riposte américaine nous est apparue évidente au titre de la Charte des Nations Unies et de la légitime défense, et nous l’avons dit au Conseil de sécurité. Nous avons même proposé, au sein de l’OTAN, que l’on invoque le fameux article 5 – la pierre de touche – selon lequel une attaque contre un allié est une attaque contre tous les alliés. Rumsfeld a jugé cela superflu! Ce n’est que plus tard que les États-Unis ont voulu qu’il y ait en Afghanistan une opération OTAN, à côté de la leur.
2/ S’agit-il selon vous d’un évènement qui a constitué une rupture dans l’histoire des relations internationales ou est-ce un simple pic de tension anti-occidental?
Oui ce fut, bien sûr, un pic de tension extrême et spectaculaire, conçu pour cela par ses instigateurs, entre «l’Islam» et «l’Occident», mais je ne mettrais pas cette tragédie sur le même plan que la fin de la seconde guerre mondiale, le début de la guerre froide ou la disparition de l’URSS à la fin 1991, dates charnières des relations internationales. L’évènement majeur de l’époque – la fin du monopole occidental de la puissance et la montée des émergents (la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud et une quarantaine d’autres pays) cette gigantesque redistribution des cartes – avait commencé bien avant le 11 septembre et s’est poursuivie et amplifiée depuis. Répliquer en Afghanistan, abattre le régime taliban qui avait abrité Al-Qaïda était justifié et indispensable. Prétendre créer, de l’extérieur, un Afghanistan moderne était illusoire. Et surtout, c’était une erreur tragique de proclamer, comme l’a fait Georges W. Bush, la «guerre contre le terrorisme» (formule bizarre, le terrorisme n’étant pas une entité, mais une technique) comme le problème n°1 du monde, et de tout articuler de façon binaire autour de cette seule question. Quel cadeau inespéré aux terroristes, qu’ils aient été capables d’atteindre ce niveau de nuisance et que cela soit reconnu par la première puissance mondiale! Et quel simplisme! Il fallait être implacable, et il faut continuer aussi longtemps que nécessaire, mais le faire discrètement.
3/ Est-ce que, dès 2001, vous pressentiez une volonté américaine d’en «découdre» avec l’Irak et se profiler les futures tensions entre Paris et Washington (guerre de 2003)?
Oui c’était perceptible, avant même le 11 Septembre. Déjà au printemps 2001, en voyage à Washington pour rencontrer la nouvelle administration, j’étais revenu convaincu de la volonté de cette équipe – Cheney en tête – de s’en prendre à l’Irak dès qu’une opportunité et un prétexte se présenteraient. Et c’était évident à l’avance que la France ne pourrait y souscrire, sauf suivisme aveugle. On le sait maintenant: dès le lendemain du 11 Septembre, Dick Cheney a convaincu Bush, hésitant, d’attaquer l’Irak. Pays sans aucune responsabilité dans le 11 Septembre, mais cible idéale: régime détestable, indéfendable, accusable sans preuve des pires choses, assez fort apparemment pour que sa défaite lève l’humiliation américaine, pas assez pour ne pas pouvoir être facilement écrasé.
4/ On a le sentiment qu’avec ses attentats, la politique étrangère américaine est passée des mains des réalistes (Powell, etc.) aux «néocons» (Wolfowitz, Cheney, etc.). Quel jugement portez-vous sur cette prise en main?
Il y avait eu au début de la présidence de Georges W Bush des réalistes pondérés (Powell), mais aussi des nationalistes durs voulant «finir le job» interrompu selon eux après la libération du Koweït (Rumsfled, Cheney), des néo-cons «occidentalistes», et un président incertain sur son rôle et sa mission. Après le 11 Septembre, il y a eu clairement une OPA complète des «néocons» sur la politique étrangère de Georges W. Bush, et même, Richard Perle – président du comité des conseillers du Pentagone – s’en vantait publiquement, un alignement sur la politique de la droite israélienne, le Likoud. Mais cela dit, Mme Rice était déjà sur cette ligne au printemps 2001 à propos du Moyen Orient. A mes yeux, il en est résulté la plus mauvaise politique étrangère américaine depuis la fondation des États-Unis, la plus intelligente ayant été celle de Truman, Marshall, Acheson après la guerre pour concevoir une stratégie de longue durée envers l’URSS: dissuasion, fermeté, ténacité et patience face à la menace soviétique, sans reconquête ni aventurisme. Cette politique tenace fut poursuivie jusqu’à la fin de la guerre froide avec succès, à la grande fureur des «faucons», ancêtre des néo-cons qui voulaient en découdre sans attendre la chute de l’URSS.
Je crois que s’ils avaient été encore au pouvoir, Clinton et Albright auraient renversé les talibans, mais pas fait la guerre en Irak, et essayé d’arracher la paix au proche Orient. Cela reste l’honneur de la France de ne pas avoir participé à la guerre en Irak et d’en avoir dénoncé l’imposture.
5/ Comment selon vous le monde s’est-il recomposé après le 11 Septembre: qu’est-ce qui dans la confrontation avec l’intégrisme islamique a occulté la montée en puissance des émergents?
Il ne s’est pas recomposé après. Il était déjà en pleine recomposition. La politique manichéenne de Bush a détourné l’attention des occidentaux des véritables enjeux stratégiques, et gaspillé leur énergie à un moment décisif. Oui, les terroristes doivent être impitoyablement traqués, surveillés, neutralisés. Oui il faut s’en protéger et ne jamais baisser la garde. Mais de toute façon ils ne peuvent pas gagner, ils s’épuiseront, et le vrai enjeu est ailleurs, c’est: quelle stratégie de la part des occidentaux pour gérer le passage de leur statut monopolistique, qu’ils détiennent depuis plusieurs siècles, à un pouvoir partagé avec les nouvelles puissances, de façon à garder un leadership, même relatif? C’est bien ce qui se joue dans le G20, et tous les jours sur le terrain de l’économie. Il peut y avoir des chocs Islam – Occident, de part et d’autre des petits groupes jouent la politique du pire, mais la vraie bataille contre l’intégrisme islamique se mène, et sera gagnée, à l’intérieur du monde musulman. Et le vrai enjeu, je le répète, c’est Occident/émergents.
6/ Est-ce que aujourd’hui la séquence dite du «printemps arabe» marque la fin d’une ère ouverte en 2001? Est-ce que l’Amérique elle-même est sortie du 11 Septembre (victoire d’Obama, crise financière de 2008, etc.)?
Je pense que l’Amérique a pris conscience qu’elle est confrontée pour longtemps à d’autres défis, plus réels, et plus stratégiques. Sinon, Obama n’aurait pas été élu. Cela dit, si l’intelligence d’Obama est éclatante, cela risque de ne pas suffire et pourrait même être un handicap pour lui, pour nous s’il n’est pas plus pugnace. Il nous faudrait un deuxième mandat d’Obama, plus musclé face à Wall Street, ou pour la paix au Proche-Orient, et sur la monnaie. Je pense néanmoins qu’il peut être réélu, surtout s’il a en face de lui un candidat républicain extrémiste.
Quant au début de la démocratisation dans le monde arabe –processus long et aléatoire – il n’est pas à relier au 11 Septembre. C’est une tentative courageuse et prometteuse de sortir d’une longue régression autoritaire et stérile, beaucoup plus ancienne dans l’histoire des pays arabes puisqu’elle remonte à l’échec de la modernisation tentée au XIXème siècle, et au début du XXème siècle. Notre intérêt est qu’elle réussisse.
1/ Vous étiez à la tête des affaires étrangères en 2001, comment avez-vous vécu les premières heures des attentats du 11 Septembre?
J’étais à l’Assemblée, devant les commissions des affaires étrangères et de la défense avec Alain Richard. Au début, pas plus que les autres, je n’ai réalisé ce qui se passait. Et puis, avec l’évidence de l’attentat, de l’attaque, j’ai regagné mon bureau au ministère et, en regardant les télévisions, j’ai joins au téléphone nos diplomates au Consulat, ou à l’ONU, et des amis personnels, à New-York. Très vite, j’ai pensé au terrorisme islamique comme une piste sérieuse: il y avait déjà eu les années précédentes des attentats, ou des tentatives, contre des intérêts américains aux États-Unis (World Trade Center) ou dans le monde, et des menaces enflammées de la part d’islamistes radicaux. Puis, très vite, la concertation s’est organisée entre le Président, le Premier Ministre, le Ministre de la Défense, et moi sur l’analyse de l’évènement, les réactions à avoir, les suites militaires et diplomatiques, etc. La légitimité d’une riposte américaine nous est apparue évidente au titre de la Charte des Nations Unies et de la légitime défense, et nous l’avons dit au Conseil de sécurité. Nous avons même proposé, au sein de l’OTAN, que l’on invoque le fameux article 5 – la pierre de touche – selon lequel une attaque contre un allié est une attaque contre tous les alliés. Rumsfeld a jugé cela superflu! Ce n’est que plus tard que les États-Unis ont voulu qu’il y ait en Afghanistan une opération OTAN, à côté de la leur.
2/ S’agit-il selon vous d’un évènement qui a constitué une rupture dans l’histoire des relations internationales ou est-ce un simple pic de tension anti-occidental?
Oui ce fut, bien sûr, un pic de tension extrême et spectaculaire, conçu pour cela par ses instigateurs, entre «l’Islam» et «l’Occident», mais je ne mettrais pas cette tragédie sur le même plan que la fin de la seconde guerre mondiale, le début de la guerre froide ou la disparition de l’URSS à la fin 1991, dates charnières des relations internationales. L’évènement majeur de l’époque – la fin du monopole occidental de la puissance et la montée des émergents (la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud et une quarantaine d’autres pays) cette gigantesque redistribution des cartes – avait commencé bien avant le 11 septembre et s’est poursuivie et amplifiée depuis. Répliquer en Afghanistan, abattre le régime taliban qui avait abrité Al-Qaïda était justifié et indispensable. Prétendre créer, de l’extérieur, un Afghanistan moderne était illusoire. Et surtout, c’était une erreur tragique de proclamer, comme l’a fait Georges W. Bush, la «guerre contre le terrorisme» (formule bizarre, le terrorisme n’étant pas une entité, mais une technique) comme le problème n°1 du monde, et de tout articuler de façon binaire autour de cette seule question. Quel cadeau inespéré aux terroristes, qu’ils aient été capables d’atteindre ce niveau de nuisance et que cela soit reconnu par la première puissance mondiale! Et quel simplisme! Il fallait être implacable, et il faut continuer aussi longtemps que nécessaire, mais le faire discrètement.
3/ Est-ce que, dès 2001, vous pressentiez une volonté américaine d’en «découdre» avec l’Irak et se profiler les futures tensions entre Paris et Washington (guerre de 2003)?
Oui c’était perceptible, avant même le 11 Septembre. Déjà au printemps 2001, en voyage à Washington pour rencontrer la nouvelle administration, j’étais revenu convaincu de la volonté de cette équipe – Cheney en tête – de s’en prendre à l’Irak dès qu’une opportunité et un prétexte se présenteraient. Et c’était évident à l’avance que la France ne pourrait y souscrire, sauf suivisme aveugle. On le sait maintenant: dès le lendemain du 11 Septembre, Dick Cheney a convaincu Bush, hésitant, d’attaquer l’Irak. Pays sans aucune responsabilité dans le 11 Septembre, mais cible idéale: régime détestable, indéfendable, accusable sans preuve des pires choses, assez fort apparemment pour que sa défaite lève l’humiliation américaine, pas assez pour ne pas pouvoir être facilement écrasé.
4/ On a le sentiment qu’avec ses attentats, la politique étrangère américaine est passée des mains des réalistes (Powell, etc.) aux «néocons» (Wolfowitz, Cheney, etc.). Quel jugement portez-vous sur cette prise en main?
Il y avait eu au début de la présidence de Georges W Bush des réalistes pondérés (Powell), mais aussi des nationalistes durs voulant «finir le job» interrompu selon eux après la libération du Koweït (Rumsfled, Cheney), des néo-cons «occidentalistes», et un président incertain sur son rôle et sa mission. Après le 11 Septembre, il y a eu clairement une OPA complète des «néocons» sur la politique étrangère de Georges W. Bush, et même, Richard Perle – président du comité des conseillers du Pentagone – s’en vantait publiquement, un alignement sur la politique de la droite israélienne, le Likoud. Mais cela dit, Mme Rice était déjà sur cette ligne au printemps 2001 à propos du Moyen Orient. A mes yeux, il en est résulté la plus mauvaise politique étrangère américaine depuis la fondation des États-Unis, la plus intelligente ayant été celle de Truman, Marshall, Acheson après la guerre pour concevoir une stratégie de longue durée envers l’URSS: dissuasion, fermeté, ténacité et patience face à la menace soviétique, sans reconquête ni aventurisme. Cette politique tenace fut poursuivie jusqu’à la fin de la guerre froide avec succès, à la grande fureur des «faucons», ancêtre des néo-cons qui voulaient en découdre sans attendre la chute de l’URSS.
Je crois que s’ils avaient été encore au pouvoir, Clinton et Albright auraient renversé les talibans, mais pas fait la guerre en Irak, et essayé d’arracher la paix au proche Orient. Cela reste l’honneur de la France de ne pas avoir participé à la guerre en Irak et d’en avoir dénoncé l’imposture.
5/ Comment selon vous le monde s’est-il recomposé après le 11 Septembre: qu’est-ce qui dans la confrontation avec l’intégrisme islamique a occulté la montée en puissance des émergents?
Il ne s’est pas recomposé après. Il était déjà en pleine recomposition. La politique manichéenne de Bush a détourné l’attention des occidentaux des véritables enjeux stratégiques, et gaspillé leur énergie à un moment décisif. Oui, les terroristes doivent être impitoyablement traqués, surveillés, neutralisés. Oui il faut s’en protéger et ne jamais baisser la garde. Mais de toute façon ils ne peuvent pas gagner, ils s’épuiseront, et le vrai enjeu est ailleurs, c’est: quelle stratégie de la part des occidentaux pour gérer le passage de leur statut monopolistique, qu’ils détiennent depuis plusieurs siècles, à un pouvoir partagé avec les nouvelles puissances, de façon à garder un leadership, même relatif? C’est bien ce qui se joue dans le G20, et tous les jours sur le terrain de l’économie. Il peut y avoir des chocs Islam – Occident, de part et d’autre des petits groupes jouent la politique du pire, mais la vraie bataille contre l’intégrisme islamique se mène, et sera gagnée, à l’intérieur du monde musulman. Et le vrai enjeu, je le répète, c’est Occident/émergents.
6/ Est-ce que aujourd’hui la séquence dite du «printemps arabe» marque la fin d’une ère ouverte en 2001? Est-ce que l’Amérique elle-même est sortie du 11 Septembre (victoire d’Obama, crise financière de 2008, etc.)?
Je pense que l’Amérique a pris conscience qu’elle est confrontée pour longtemps à d’autres défis, plus réels, et plus stratégiques. Sinon, Obama n’aurait pas été élu. Cela dit, si l’intelligence d’Obama est éclatante, cela risque de ne pas suffire et pourrait même être un handicap pour lui, pour nous s’il n’est pas plus pugnace. Il nous faudrait un deuxième mandat d’Obama, plus musclé face à Wall Street, ou pour la paix au Proche-Orient, et sur la monnaie. Je pense néanmoins qu’il peut être réélu, surtout s’il a en face de lui un candidat républicain extrémiste.
Quant au début de la démocratisation dans le monde arabe –processus long et aléatoire – il n’est pas à relier au 11 Septembre. C’est une tentative courageuse et prometteuse de sortir d’une longue régression autoritaire et stérile, beaucoup plus ancienne dans l’histoire des pays arabes puisqu’elle remonte à l’échec de la modernisation tentée au XIXème siècle, et au début du XXème siècle. Notre intérêt est qu’elle réussisse.