Interview d’Hubert Védrine: «LE NOUVEAU MONDE D’OBAMA»

Le Nouvel Observateur.- Depuis des années, vous stigmatisez l’irréalisme des Occidentaux. «Après la chute du Mur, les Occidentaux ont cru pendant deux décennies à leur triomphe, celui d’un monde homogénéisé par le marché et la démocratie», écrivez-vous. En quoi Européens et Américains se sont-ils trompés?
Hubert Védrine.- A partir de l’interprétation héroïque de la «chute» du Mur, en fait de l’ouverture des frontières de la RDA par un régime à bout de souffle, l’Occident, pris d’une sorte d’hubris, a cru à «la fin de l’histoire» chère à Fukuyama et que ses valeurs (droits de l’homme, démocratie, économie de marché ultralibérale) s’imposeraient partout. Certes, quand l’Amérique a constaté que le «nouvel ordre mondial» – sous son leadership rencontrait des résistances, qu’un «choc des civilisations» à la Huntington pouvait menacer son rôle dominant, elle s’est durcit. Inspiré par une vision manichéenne du monde George W. Bush a usé du «messianisme», de l’interventionnisme armé, et de l’unilatéralisme pour conserver sa position. Fiasco. Les Européens, en revanche, ont voulu croire à l’avènement d’un monde post-tragique, post-identitaire, post-historique et se sont adonné aux délices de l’ «irreal-politik» ou du «droit de l’hommisme»; la France, elle, continuant de penser qu’elle était investie d’une mission exceptionnelle mais ne sachant plus laquelle, globalement, les Occidentaux ont cru être les maîtres du monde. Rares ont été ceux qui comme Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter, et Scowcroft, ancien conseiller de George Bush père, ont compris que pour la première fois dans l’histoire, tous les peuples étaient devenus politiquement actifs, et que cela changeait tout.

N-O.- «Politiquement actifs»?
H. Védrine.- La plupart des peuples n’ont pas pesé, ou n’étaient pas constitués, dans un monde dominé jusqu’en 1914 par l’Europe puis par l’Amérique jusqu’à il y a peu. Ironie de l’Histoire: c’est au moment où les Occidentaux pensaient avoir triomphé par KO qu’ils se retrouvent dans un monde multipolaire où ils n’ont plus le monopole de la puissance.

N-O.- Ce monde post-américain sera-t-il dominé par l’Asie?
H. Védrine.- Pas nécessairement. Le monde occidental perd son monopole mais pas sa puissance ni sa richesse, ni ses colossaux moyens d’influence. Dans son livre «Un monde post américain», l’essayiste Fareed Zakaria remarque que même dans un monde post-occidental, ses idées, même «réappropriées» par les autres, survivraient. Il y a la Chine et l’Inde, mais pas par le Japon, en crise depuis les années 90. Mais il faut aussi compter avec le Brésil … et d’autres pays émergents sur tous les continents. L’Occident doit négocier, composer avec d’autres. Mais l’Amérique restera encore longtemps la plus grande puissance de tous les temps malgré son système de croissance fondé sur l’endettement et son économie prédatrice. Car elle a à la fois le «hard power» (le militaire, le dollar), et le «soft power» (la culture populaire, le cinéma, les grandes universités…). La Chine n’a pas de «soft power». Et je ne suis pas sûr en que les Européens, malgré tous leurs atouts, aient l’énergie mentale pour constituer un des pôles de ce monde et cesser d’être une succursale du système américain.

N-O.- Mais ces pays «émergents» ne constituent pas un front uni.
H. Védrine.- En effet, même si au-delà du ressentiment colonial, ils ont des points communs: la volonté d’occuper toute leur place, le sentiment que «c’est enfin leur tour», que c’est aussi à eux de déterminer la hiérarchie des valeurs.

N.O.- Les Etats-Unis vont-ils se concentrer en priorité sur leur relation avec la Chine aux dépens de l’Europe?
H. Védrine.- Ce ne sont pas des vases communicants. Selon Obama a dit que la relation américano-chinoise va «façonner le XXIe siècle. Mais les Etats-Unis ne se laisseront pas enfermer dans ce face à face exclusif. Quant à l’Europe, son réveil est vital si elle veut tout simplement se perpétuer. Je le répète, au-delà des traités c’est une question d’énergie mentale. Après s’être suicidée deux fois avec les deux guerres mondiales l’Europe a cessé d’être un objet politiquement identifié. Depuis 1945, elle ne se pense plus en termes de puissance et s’en est remis aux Etats-Unis et au bouclier américain. C’est le drame: les Européens partagés ont voulu faire une grande Suisse à l’abri des turpitudes du vaste monde. Ce n’est pas ainsi qu’ils éviteront de se faire plumer. Les Européens doivent défendre leurs intérêts vitaux, adopter des stratégies communes vis-à-vis de la Chine, de la Russie et même de l’Amérique. Il faut réussir à alarmer les peuples européens, sans les paniquer. Jamais dans l’histoire nous n’avons autant dépendu de ce monde extérieur sur lequel, jadis, nous nous projetions, et qui se projette sur nous. Au lieu de nous enfermer dans des débats microscopiques, voilà ce qui doit être le travail pédagogique politique de l’Union dans les années qui viennent.

N.O.- Comment provoquer ce sursaut?
H. Védrine.- Il peut naître de la prise de conscience des risques que coure notre modèle de société exceptionnel dans la bagarre multipolaire si nous ne réagissons pas. Le cadre de Lisbonne ne suffira pas. Il faut une grande stratégie européenne pour la compétition multipolaire, une politique à long terme qui passe soit par un accord visionnaire retrouvé Paris/Berlin, soutenu par les 25 autres, soit par une entente nouvelle France/Allemagne/Grande Bretagne.

N-O.- Pour vous, l’avenir du monde occidental passe-t-il par la réussite d’Obama?
H. Védrine.- Son échec serait catastrophique. Qu’on le veuille ou non, ce sont les Etats-Unis qui incarnent le l’Occident aux yeux des mondes musulman, chinois, russe… Que les Américains aient eu l’étonnante capacité d’élire Obama, non seulement un métis, mais surtout un «intellectuel» est formidable. Il sait qu’il doit réparer les dégâts de l’administration Bush qui s’était enfermée dans la pire interprétation «occidentalisme», avatar des «croisades» de la défense des intérêts occidentaux. Ensuite parce qu’Obama veut désamorcer la menace du choc Islam-Occident: son discours du Caire, son approche du dossier du Proche-Orient le prouvent.
Je trouve regrettable que les Européens ne s’organisent pas pour l’aider plus, même si l’Europe n’est pas pour lui une priorité.
C’est vrai. Il a fait un faux départ au Proche Orient: quand on est président des Etats-Unis on ne dit pas à Israël qu’il faut geler la colonisation dans les territoires occupés, sans être capable de l’obliger à le faire! Mais il est de notre intérêt absolu qu’il réussisse à changer la perception de l’Occident chez les musulmans. Ne jugeons pas Obama au bout de neuf mois. Tous les problèmes qu’il affronte sont des héritages.

N-O.- La France a-t-elle encore des atouts pour faire entendre sa voix?
H. Védrine.- La question ne se pose même pas: même sans atouts, le dernier des pays doit défendre ses intérêts. Et ce n’est pas notre cas! La France a infiniment plus d’atouts qu’elle ne le croit. Il est même singulier qu’un pays de cette dimension ait joué un rôle de premier plan depuis des siècles et continue. Mais il nous faut réapprendre à nous aimer, trouver enfin le point d’équilibre sans une glorification anachronique du passé ( Louis XIV, Napoléon, la patrie des droits de l’homme…) en refusant l’idée que nous ne serions plus qu’une puissance moyenne condamnée à raser les murs sans rage expiatoire.

Interview d’Hubert Védrine: «LE NOUVEAU MONDE D’OBAMA»

Hubert Vedrine

Interview d’Hubert Védrine: «LE NOUVEAU MONDE D’OBAMA»

Le Nouvel Observateur.- Depuis des années, vous stigmatisez l’irréalisme des Occidentaux. «Après la chute du Mur, les Occidentaux ont cru pendant deux décennies à leur triomphe, celui d’un monde homogénéisé par le marché et la démocratie», écrivez-vous. En quoi Européens et Américains se sont-ils trompés?
Hubert Védrine.- A partir de l’interprétation héroïque de la «chute» du Mur, en fait de l’ouverture des frontières de la RDA par un régime à bout de souffle, l’Occident, pris d’une sorte d’hubris, a cru à «la fin de l’histoire» chère à Fukuyama et que ses valeurs (droits de l’homme, démocratie, économie de marché ultralibérale) s’imposeraient partout. Certes, quand l’Amérique a constaté que le «nouvel ordre mondial» – sous son leadership rencontrait des résistances, qu’un «choc des civilisations» à la Huntington pouvait menacer son rôle dominant, elle s’est durcit. Inspiré par une vision manichéenne du monde George W. Bush a usé du «messianisme», de l’interventionnisme armé, et de l’unilatéralisme pour conserver sa position. Fiasco. Les Européens, en revanche, ont voulu croire à l’avènement d’un monde post-tragique, post-identitaire, post-historique et se sont adonné aux délices de l’ «irreal-politik» ou du «droit de l’hommisme»; la France, elle, continuant de penser qu’elle était investie d’une mission exceptionnelle mais ne sachant plus laquelle, globalement, les Occidentaux ont cru être les maîtres du monde. Rares ont été ceux qui comme Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter, et Scowcroft, ancien conseiller de George Bush père, ont compris que pour la première fois dans l’histoire, tous les peuples étaient devenus politiquement actifs, et que cela changeait tout.

N-O.- «Politiquement actifs»?
H. Védrine.- La plupart des peuples n’ont pas pesé, ou n’étaient pas constitués, dans un monde dominé jusqu’en 1914 par l’Europe puis par l’Amérique jusqu’à il y a peu. Ironie de l’Histoire: c’est au moment où les Occidentaux pensaient avoir triomphé par KO qu’ils se retrouvent dans un monde multipolaire où ils n’ont plus le monopole de la puissance.

N-O.- Ce monde post-américain sera-t-il dominé par l’Asie?
H. Védrine.- Pas nécessairement. Le monde occidental perd son monopole mais pas sa puissance ni sa richesse, ni ses colossaux moyens d’influence. Dans son livre «Un monde post américain», l’essayiste Fareed Zakaria remarque que même dans un monde post-occidental, ses idées, même «réappropriées» par les autres, survivraient. Il y a la Chine et l’Inde, mais pas par le Japon, en crise depuis les années 90. Mais il faut aussi compter avec le Brésil … et d’autres pays émergents sur tous les continents. L’Occident doit négocier, composer avec d’autres. Mais l’Amérique restera encore longtemps la plus grande puissance de tous les temps malgré son système de croissance fondé sur l’endettement et son économie prédatrice. Car elle a à la fois le «hard power» (le militaire, le dollar), et le «soft power» (la culture populaire, le cinéma, les grandes universités…). La Chine n’a pas de «soft power». Et je ne suis pas sûr en que les Européens, malgré tous leurs atouts, aient l’énergie mentale pour constituer un des pôles de ce monde et cesser d’être une succursale du système américain.

N-O.- Mais ces pays «émergents» ne constituent pas un front uni.
H. Védrine.- En effet, même si au-delà du ressentiment colonial, ils ont des points communs: la volonté d’occuper toute leur place, le sentiment que «c’est enfin leur tour», que c’est aussi à eux de déterminer la hiérarchie des valeurs.

N.O.- Les Etats-Unis vont-ils se concentrer en priorité sur leur relation avec la Chine aux dépens de l’Europe?
H. Védrine.- Ce ne sont pas des vases communicants. Selon Obama a dit que la relation américano-chinoise va «façonner le XXIe siècle. Mais les Etats-Unis ne se laisseront pas enfermer dans ce face à face exclusif. Quant à l’Europe, son réveil est vital si elle veut tout simplement se perpétuer. Je le répète, au-delà des traités c’est une question d’énergie mentale. Après s’être suicidée deux fois avec les deux guerres mondiales l’Europe a cessé d’être un objet politiquement identifié. Depuis 1945, elle ne se pense plus en termes de puissance et s’en est remis aux Etats-Unis et au bouclier américain. C’est le drame: les Européens partagés ont voulu faire une grande Suisse à l’abri des turpitudes du vaste monde. Ce n’est pas ainsi qu’ils éviteront de se faire plumer. Les Européens doivent défendre leurs intérêts vitaux, adopter des stratégies communes vis-à-vis de la Chine, de la Russie et même de l’Amérique. Il faut réussir à alarmer les peuples européens, sans les paniquer. Jamais dans l’histoire nous n’avons autant dépendu de ce monde extérieur sur lequel, jadis, nous nous projetions, et qui se projette sur nous. Au lieu de nous enfermer dans des débats microscopiques, voilà ce qui doit être le travail pédagogique politique de l’Union dans les années qui viennent.

N.O.- Comment provoquer ce sursaut?
H. Védrine.- Il peut naître de la prise de conscience des risques que coure notre modèle de société exceptionnel dans la bagarre multipolaire si nous ne réagissons pas. Le cadre de Lisbonne ne suffira pas. Il faut une grande stratégie européenne pour la compétition multipolaire, une politique à long terme qui passe soit par un accord visionnaire retrouvé Paris/Berlin, soutenu par les 25 autres, soit par une entente nouvelle France/Allemagne/Grande Bretagne.

N-O.- Pour vous, l’avenir du monde occidental passe-t-il par la réussite d’Obama?
H. Védrine.- Son échec serait catastrophique. Qu’on le veuille ou non, ce sont les Etats-Unis qui incarnent le l’Occident aux yeux des mondes musulman, chinois, russe… Que les Américains aient eu l’étonnante capacité d’élire Obama, non seulement un métis, mais surtout un «intellectuel» est formidable. Il sait qu’il doit réparer les dégâts de l’administration Bush qui s’était enfermée dans la pire interprétation «occidentalisme», avatar des «croisades» de la défense des intérêts occidentaux. Ensuite parce qu’Obama veut désamorcer la menace du choc Islam-Occident: son discours du Caire, son approche du dossier du Proche-Orient le prouvent.
Je trouve regrettable que les Européens ne s’organisent pas pour l’aider plus, même si l’Europe n’est pas pour lui une priorité.
C’est vrai. Il a fait un faux départ au Proche Orient: quand on est président des Etats-Unis on ne dit pas à Israël qu’il faut geler la colonisation dans les territoires occupés, sans être capable de l’obliger à le faire! Mais il est de notre intérêt absolu qu’il réussisse à changer la perception de l’Occident chez les musulmans. Ne jugeons pas Obama au bout de neuf mois. Tous les problèmes qu’il affronte sont des héritages.

N-O.- La France a-t-elle encore des atouts pour faire entendre sa voix?
H. Védrine.- La question ne se pose même pas: même sans atouts, le dernier des pays doit défendre ses intérêts. Et ce n’est pas notre cas! La France a infiniment plus d’atouts qu’elle ne le croit. Il est même singulier qu’un pays de cette dimension ait joué un rôle de premier plan depuis des siècles et continue. Mais il nous faut réapprendre à nous aimer, trouver enfin le point d’équilibre sans une glorification anachronique du passé ( Louis XIV, Napoléon, la patrie des droits de l’homme…) en refusant l’idée que nous ne serions plus qu’une puissance moyenne condamnée à raser les murs sans rage expiatoire.

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05/11/2009