Le Spectacle du monde: Votre dernier essai «continuer l’Histoire» vient d’être publié aux Etats-Unis avec un titre digne du grand écran, «History strikes back». Au-delà d’une réponse à ceux qui proclamaient voici quinze ans «la fin de l’histoire», votre propos est de souligner que l’histoire ne s’arrête jamais…
Hubert Védrine: Je voulais signifier à ma façon que les Occidentaux se reposaient, depuis la fin de l’Union soviétique, sur l’illusion que l’histoire est finie, faute de combattants, que l’Occident, son économie de marché, ses valeurs, jusqu’aux Droits de l’homme, allaient s’imposer partout, sans rencontrer de résistance. Un tel état d’esprit traduisait de toute évidence un excès de confiance, une forme d’hubris. C’était donc de ma part un appel à se réveiller et à se mobiliser. L’histoire continuait et elle risquait de continuer sans nous.
Vous récusez l’idée que l’histoire ait une finalité, ou du moins un sens, comme dans le schéma hégélien?
On ne pourra en définir le sens qu’à la fin si il y en a une! Tant qu’il y aura des êtres humains, l’histoire rebondira, pour le meilleur et pour le pire. Si on rapproche l’optimiste vision du progrès du XVIIIe siècle avec les tragédies du XXe siècle, il est bien difficile d’assigner un sens à l’histoire. Il serait du reste plus shakespearien qu’hégélien: les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font.
Dès 1998, alors que Bill Clinton était encore président, vous avez créé l’expression d’«hyperpuissance» au sujet des États-Unis. Dix ans plus tard, cette expression peut-elle encore s’appliquer?
Le concept de superpuissance n’était plus satisfaisant. On l’avait hérité de la guerre froide. Il était un peu étriqué. De même que l’on parle de supermarché et d’hypermarché, il me semblait que l’on pouvait alors parler d’hyperpuissance américaine. Le mot est resté, sans doute parce qu’il y avait un manque. On a pu se méprendre sur son sens. C’est un terme descriptif, pas polémique. Certains, dont des Américains, ont cru que c’était de ma part une attaque virulente contre les Etats-Unis, parce que le terme «hyper» en anglais est associé à des pathologies. Ce qui n’est pas le cas en français. Hyperpuissance ne veut pas dire que l’Amérique est omnipotente ou invulnérable, mais qu’elle représente une puissance sans précédent dans l’histoire. Jusque-là, l’influence des empires était géographiquement circonscrite. Pour la première fois, elle est globale. En dépit de la crise, je ne vois pas qui pourrait la supplanter dans les vingt ou trente ans à venir. La Chine est loin d’avoir le même rayonnement culturel, linguistique, politique.
Quelles réflexions vous inspire la victoire d’Obama?
Sa victoire appelle des sentiments mêlés. En premier lieu sur le peuple américain, qui est tout de même étonnant: il est capable d’élire, certes dans des conditions controversées, Bush, avant de le réélire largement, et quatre ans plus tard, de porter au pouvoir un homme qui est aux antipodes de ces positions. C’est à la fois sympathique, par la capacité à se contredire des Américains, et inquiétant, parce qu’on en vient à se dire qu’ils pourraient à nouveau élire quelqu’un d’extravagant après Obama. Cela dit ne boudons pas notre plaisir!
Il faut ensuite distinguer les qualités, apparemment exceptionnelles, d’Obama, son talent, son intelligence, son sang-froid, de la perception qu’on en a. Bref, ne pas confondre Obama et l’idéalisation qu’en donnent les Européens. Cette vague d’«obamania» est saisissante. C’est comme si les Européens avaient horriblement souffert de ne pas pouvoir aimer l’Amérique pendant les huit années Bush, tellement Bush apparaissait caricatural! Un tel sentiment me semble proche d’une forme d’aliénation. Je le dis d’autant plus facilement qu’Obama semble extraordinaire. Mais la lecture politiquement correcte, énamourée, des commentateurs européens est hors sujet. On a fait semblant de croire qu’il a été élu parce qu’il est Noir, alors qu’il est métis. Certes, des Noirs et des Chicanos, qui, jusque-là, ne votaient pas, ont voté pour lui. Ce qui a pesé dans nombre d’Etats clefs. Là n’est pas cependant l’explication principale de son élection. On l’a élu parce qu’il était le meilleur pour enrayer la crise, dans un contexte à la Roosevelt.
On ne sait finalement pas grand-chose d’Obama. Il est certainement trop tôt pour se prononcer. Estimez-vous qu’il y a cependant un moment Obama, une opportunité à saisir pour l’Europe?
Oui il y a un «moment Obama». Les Européens devraient se donner pour objectif de n’être pas seulement traités par les Etats-Unis en alliés, relais d’opinion ou fournisseur de troupes pour l’Afghanistan, mais en partenaires. Ce n’est pas aux Etats-Unis de le faire à leur place. Ils l’ont fait dans des circonstances exceptionnelles, quand ils ont enclenché la construction européenne, parce qu’il y avait la menace soviétique. Aujourd’hui, ils n’ont pas de raison spéciale d’avoir de projet pour l’Europe. Celle-ci n’est ni une menace, ni un problème, ni une solution à leur problème. Il dépend donc des seuls Européens d’harmoniser leurs approches sur les grands sujets du moment. Quelle politique à long terme avec la Russie, la Chine, l’Inde ou encore le monde arabe? Que doit-on faire au Proche et au Moyen-Orient? Quelle est notre conception de la gestion des affaires internationales? Les Européens devraient se livrer à un exercice de ce type sur la plupart des grands sujets. Sans quoi ils ne pèseront pas beaucoup, ni par rapport aux Etats-Unis, ni par rapport aux pays concernés.
Comment, faute d’unité politique, l’Europe pourrait-elle se faire entendre?
On ne va pas se lamenter indéfiniment sur le fait que les Européens sont si souvent au départ divisés. Autant partir du principe que les nations européennes sont différentes et le resteront, en se débarrassant des reliquats de pensée fédéraliste, qui ont été psychologiquement nécessaires pour aider les Européens à sortir de leur nationalisme, mais qui sont aujourd’hui paralysants, parce qu’ils les conduisent à penser qu’ils sont trop petits ou trop las pour mener une politique de puissance. Il faut abandonner la nostalgie des «Etats-Unis d’Europe», et constater comme Delors qu’il s’agit d’une fédération d’Etats-nations. Ce doit être le point de départ, pour pouvoir ensuite méthodiquement surmonter nos divergences. Soit les Européens ne veulent pas devenir une puissance, car cela leur fait peur, et choisissent de vivre dans une sorte de grande Suisse. Soit ils se décident à agir vraiment ensemble, en faisant converger leurs approches.
Pour l’heure, à défaut d’approches communes, les Européens semblent préférer mettre en avant les Droits de l’homme. Le «droit-de-l’hommisme» constituerait-il une politique étrangère?
Bien sur que non et chacun s’en rend compte maintenant. Le souci pour les Droits de l’homme est légitime, politiquement et moralement fondé, mais il ne peut pas constituer une politique étrangère. On ne peut pas troquer l’un contre l’autre. C’est là que se situe l’erreur des Européens. Qu’on me comprenne, je ne m’en prends pas aux Droits de l’Homme en soi. Si on disposait d’une baguette magique pour transformer la Chine en un immense Danemark, ou pour mettre un terme à la pratique de l’excision en Afrique de l’Ouest, je m’en réjouirais. Il se trouve qu’on ne l’a pas. Le problème ce n’est pas les droits de l’homme, c’est le prosélytisme occidental qui se heurte de plus en plus à un problème de légitimité, et d’efficacité.
Que pensez-vous de la thèse de Robert Kagan, qui disait en substance qu’on fait la politique de sa puissance… ou de son impuissance (il pensait à l’Europe)?
A ce titre, le «droit-de-l’hommisme» apparaît bien comme un sous-produit de l’impuissance de l’Europe à un moment donné. Il est urgent de se débarrasser d’une certaine ingénuité européenne. On voit bien qu’on ne parvient pas à imposer nos vues à la Birmanie, à la Chine, au Zimbabwe, au Darfour, à l’Afghanistan, à la Russie et j’en passe! En revanche, je crois dans les mouvements internes des sociétés. Le respect des Droits de l’homme gagne du terrain parce que les atteintes qui y sont portées deviennent progressivement intolérables aux opinions publiques internes. Même en Chine. Voyez le nombre de morts sous Mao Tsé-toung: des dizaines de millions. Il y en a eu 1 200 place Tian’anmen, 1 200 de trop, certes, mais ce n’est plus comparable. Et la Chine a encore changé depuis. Je suis assez optimiste dans la durée quant à la dynamique interne des sociétés et à la prise en compte de la démocratie. En revanche, je répète que l’Occident se fait des illusions sur sa capacité à imposer, de l’extérieur, ses convictions.
Est-ce que l’Europe pourrait du moins parler d’une seule voix vis-à-vis de la Russie? Que devrait être la relation euro-russe?
Nous sommes voisins de la Russie. Cela ne changera pas. D’un côté, nous avons besoin d’elle pour nos approvisionnements en pétrole et gaz. De l’autre, elle a besoin de nous pour les écouler. On a tout intérêt à faire prévaloir ces intérêts croisés fondamentaux, qui ne doivent pas nous conduire à une indulgence aveugle à l’égard de la Russie, laquelle défend ses intérêts de façon brutale et disproportionnée. Il faudrait trouver le ton entre ce qu’on n’accepte plus, ce qu’on peut corriger et les points sur lesquels on peut bâtir un partenariat. Simplement là aussi, il faut aussi et d’abord se mettre d’accord à vingt-sept, puis avec Obama. Toutes ces années, on aurait dû discuter autrement des projets d’installation anti-missiles, de l’indépendance du Kosovo. On aurait dû discuter de la question de l’élargissement de l’OTAN, qui ne se justifie plus à mes yeux. Et ne pas laisser le président géorgien lancer son offensive en Ossétie du Sud, pour le moins maladroitement, avec l’encouragement d’une partie de l’administration Bush, même si en droit, il a de bons arguments.
L’ambition de la Russie est-elle de reformer l’empire soviétique?
La Russie souhaite qu’on arrête de l’humilier. Elle n’a ni les moyens, ni la volonté de reconstituer une puissance globale, ni de menacer qui que ce soit, en dehors de quelques petits voisins. Elle se bat, plus ou moins adroitement, pour rétablir sa place dans le système, pas pour lui en opposer un autre.
Notre monde connaît aujourd’hui de nombreuses crises, à commencer par une crise économique et financière profonde? Y voyez vous une crise du capitalisme en soi ou une crise de ses dérives boursières?
C’est une crise du capitalisme dérégulé, pas du capitalisme en soi. Ce n’est pas la fin de l’économie de marché, mais de l’économie casino. Elle fait suite à l’éclatement de la bulle autour de la nouvelle économie, aux crises russe et asiatique, à la crise alimentaire, à la crise écologique, ou plus exactement au compte à rebours écologique, le tout sur fond de rareté énergétique. Autant de crises et de problèmes qui s’imbriquent les uns les autres et vont accélérer la mutation géopolitique vers un monde multipolaire. On le voit d’ores et déjà avec le G 20, qui n’est plus le seul G 7. Sarkozy a fort justement parlé de «puissances relatives».
Vous vous êtes interrogé très tôt sur les limites écologiques de la croissance. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de la repenser? Et sur quelles bases?
Pas sur celles de la décroissance car c’est un concept inaudible par les opinions publiques. La seule voie, c’est de modifier le contenu de la croissance, avec des incitations fiscales appropriées, des pédagogies intelligentes et des percées scientifiques. Dans la comptabilité économique, tout ce qui est patrimonial ne compte pas. On mesure seulement des flux. Le jour où l’on parviendra à prendre en compte la valeur marchande du patrimoine naturel, le marché corrigera de lui-même les atteintes qui lui sont portées. Les valeurs porteuses seront celles qui dégageront à terme de la croissance écologique.
La crise écologique est globale. Elle appelle donc une réponse globale. Or, le protocole de Kyoto a écarté les pays émergents pour ménager leur croissance. Mais aujourd’hui comment évoquer la question du climat sans évoquer la question de la Chine?
Crise globale appelle réponse collective. La Chine ne pourra pas y échapper. Longtemps, les pays émergents faisaient valoir leur retard de croissance. Leur argument, c’était de dire: l’Occident cherche à nous interdire ce qu’il a fait. Jiang Zemin, le précédent Président chinois, raisonnait ainsi. Il ne voulait entendre parler que de croissance. Il en va autrement avec l’équipe de Hu Jintao. Les choses bougent. Il faut voir les choses en dynamique, pas en statique. On commence à fermer des usines polluantes en Chine, à emprisonner tel ou tel responsable. Les autorités chinoises reconnaissent qu’il y a entre 70 et 80 000 manifestations ou incidents par an autour des questions sociales ou environnementales. Associer la Chine au G20, comme l’a fait à juste titre Sarkozy, va l’obliger à penser qu’elle partage la planète avec d’autres, et la responsabiliser.
Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de la crise au Moyen-Orient?
Je sais bien que la question palestinienne n’est pas la seule. Je sais bien que c’est un prétexte pour les terroristes. Je sais bien qu’une fois réglée, il n’en restera pas moins d’autres problèmes. Mais je connais assez ce monde pour savoir que tant que le problème palestinien n’aura pas été traité, on ne pourra pas avancer sur le reste. Le régler ne règlera pas tout, mais ne pas le régler compromet tout. Donnons aux Israéliens toutes les garanties de sécurité possibles et imaginables, mais arrêtons d’aligner la politique occidentale sur les exigences israéliennes, elles-mêmes prisonnières d’un système électoral, la représentation proportionnelle, qui fait que n’importe quel parti extrémiste qui réunit 1 % des voix peut tout influencer. Voila plus de dix ans que l’opinion israélienne accepte l’idée d’un Etat palestinien, mais rien n’a avancé à cause de deux grands malheurs, l’assassinat de Rabin et l’attaque cérébrale de Sharon. Sharon avait été moins loin que Rabin, mais il allait dans sa direction. Le président américain, qui réussirait à sécuriser suffisamment un Premier ministre israélien, pour lui permettre de devenir un nouveau Rabin obtiendrait le règlement du problème, ce qui serait le coup le plus terrible porté au terrorisme. L’Occident se trouverait en bien meilleure position pour aider les gouvernements arabes réellement modernisateurs.
Et l’Iran?
Si Obama change de politique par rapport à l’Iran, s’il est disposé à parler et si c’est bien géré, à la Kissinger, il perturbera le jeu iranien, en replaçant dans le jeu les nationalistes et en marginalisant les islamistes. Sur l’Afghanistan, je suis plus réservé. Pour l’heure, Obama n’a parlé que de renforcement militaire. C’est insuffisant. Il devra englober dans sa politique le Pakistan, l’Inde, le Cachemire. Cette région sera son casse-tête numéro 1.
Vous n’êtes pas un partisan du choc des civilisations, mais vous n’écartez cependant pas tout danger…
Le clash des civilisations n’est pas une théorie fumeuse, mais un risque réel, à prendre en considération si on veut le prévenir. Les sondages indiquent clairement que les Occidentaux ont peur du monde musulman. Inversement, dans le monde musulman, le rejet de l’Occident est massif. Ce n’est pas la peine de se cacher derrière les mots, nous nous trouvons en plein clash. Plutôt que de le dénoncer vertueusement, il faut le désamorcer.
Le Spectacle du monde: Votre dernier essai «continuer l’Histoire» vient d’être publié aux Etats-Unis avec un titre digne du grand écran, «History strikes back». Au-delà d’une réponse à ceux qui proclamaient voici quinze ans «la fin de l’histoire», votre propos est de souligner que l’histoire ne s’arrête jamais…
Hubert Védrine: Je voulais signifier à ma façon que les Occidentaux se reposaient, depuis la fin de l’Union soviétique, sur l’illusion que l’histoire est finie, faute de combattants, que l’Occident, son économie de marché, ses valeurs, jusqu’aux Droits de l’homme, allaient s’imposer partout, sans rencontrer de résistance. Un tel état d’esprit traduisait de toute évidence un excès de confiance, une forme d’hubris. C’était donc de ma part un appel à se réveiller et à se mobiliser. L’histoire continuait et elle risquait de continuer sans nous.
Vous récusez l’idée que l’histoire ait une finalité, ou du moins un sens, comme dans le schéma hégélien?
On ne pourra en définir le sens qu’à la fin si il y en a une! Tant qu’il y aura des êtres humains, l’histoire rebondira, pour le meilleur et pour le pire. Si on rapproche l’optimiste vision du progrès du XVIIIe siècle avec les tragédies du XXe siècle, il est bien difficile d’assigner un sens à l’histoire. Il serait du reste plus shakespearien qu’hégélien: les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font.
Dès 1998, alors que Bill Clinton était encore président, vous avez créé l’expression d’«hyperpuissance» au sujet des États-Unis. Dix ans plus tard, cette expression peut-elle encore s’appliquer?
Le concept de superpuissance n’était plus satisfaisant. On l’avait hérité de la guerre froide. Il était un peu étriqué. De même que l’on parle de supermarché et d’hypermarché, il me semblait que l’on pouvait alors parler d’hyperpuissance américaine. Le mot est resté, sans doute parce qu’il y avait un manque. On a pu se méprendre sur son sens. C’est un terme descriptif, pas polémique. Certains, dont des Américains, ont cru que c’était de ma part une attaque virulente contre les Etats-Unis, parce que le terme «hyper» en anglais est associé à des pathologies. Ce qui n’est pas le cas en français. Hyperpuissance ne veut pas dire que l’Amérique est omnipotente ou invulnérable, mais qu’elle représente une puissance sans précédent dans l’histoire. Jusque-là, l’influence des empires était géographiquement circonscrite. Pour la première fois, elle est globale. En dépit de la crise, je ne vois pas qui pourrait la supplanter dans les vingt ou trente ans à venir. La Chine est loin d’avoir le même rayonnement culturel, linguistique, politique.
Quelles réflexions vous inspire la victoire d’Obama?
Sa victoire appelle des sentiments mêlés. En premier lieu sur le peuple américain, qui est tout de même étonnant: il est capable d’élire, certes dans des conditions controversées, Bush, avant de le réélire largement, et quatre ans plus tard, de porter au pouvoir un homme qui est aux antipodes de ces positions. C’est à la fois sympathique, par la capacité à se contredire des Américains, et inquiétant, parce qu’on en vient à se dire qu’ils pourraient à nouveau élire quelqu’un d’extravagant après Obama. Cela dit ne boudons pas notre plaisir!
Il faut ensuite distinguer les qualités, apparemment exceptionnelles, d’Obama, son talent, son intelligence, son sang-froid, de la perception qu’on en a. Bref, ne pas confondre Obama et l’idéalisation qu’en donnent les Européens. Cette vague d’«obamania» est saisissante. C’est comme si les Européens avaient horriblement souffert de ne pas pouvoir aimer l’Amérique pendant les huit années Bush, tellement Bush apparaissait caricatural! Un tel sentiment me semble proche d’une forme d’aliénation. Je le dis d’autant plus facilement qu’Obama semble extraordinaire. Mais la lecture politiquement correcte, énamourée, des commentateurs européens est hors sujet. On a fait semblant de croire qu’il a été élu parce qu’il est Noir, alors qu’il est métis. Certes, des Noirs et des Chicanos, qui, jusque-là, ne votaient pas, ont voté pour lui. Ce qui a pesé dans nombre d’Etats clefs. Là n’est pas cependant l’explication principale de son élection. On l’a élu parce qu’il était le meilleur pour enrayer la crise, dans un contexte à la Roosevelt.
On ne sait finalement pas grand-chose d’Obama. Il est certainement trop tôt pour se prononcer. Estimez-vous qu’il y a cependant un moment Obama, une opportunité à saisir pour l’Europe?
Oui il y a un «moment Obama». Les Européens devraient se donner pour objectif de n’être pas seulement traités par les Etats-Unis en alliés, relais d’opinion ou fournisseur de troupes pour l’Afghanistan, mais en partenaires. Ce n’est pas aux Etats-Unis de le faire à leur place. Ils l’ont fait dans des circonstances exceptionnelles, quand ils ont enclenché la construction européenne, parce qu’il y avait la menace soviétique. Aujourd’hui, ils n’ont pas de raison spéciale d’avoir de projet pour l’Europe. Celle-ci n’est ni une menace, ni un problème, ni une solution à leur problème. Il dépend donc des seuls Européens d’harmoniser leurs approches sur les grands sujets du moment. Quelle politique à long terme avec la Russie, la Chine, l’Inde ou encore le monde arabe? Que doit-on faire au Proche et au Moyen-Orient? Quelle est notre conception de la gestion des affaires internationales? Les Européens devraient se livrer à un exercice de ce type sur la plupart des grands sujets. Sans quoi ils ne pèseront pas beaucoup, ni par rapport aux Etats-Unis, ni par rapport aux pays concernés.
Comment, faute d’unité politique, l’Europe pourrait-elle se faire entendre?
On ne va pas se lamenter indéfiniment sur le fait que les Européens sont si souvent au départ divisés. Autant partir du principe que les nations européennes sont différentes et le resteront, en se débarrassant des reliquats de pensée fédéraliste, qui ont été psychologiquement nécessaires pour aider les Européens à sortir de leur nationalisme, mais qui sont aujourd’hui paralysants, parce qu’ils les conduisent à penser qu’ils sont trop petits ou trop las pour mener une politique de puissance. Il faut abandonner la nostalgie des «Etats-Unis d’Europe», et constater comme Delors qu’il s’agit d’une fédération d’Etats-nations. Ce doit être le point de départ, pour pouvoir ensuite méthodiquement surmonter nos divergences. Soit les Européens ne veulent pas devenir une puissance, car cela leur fait peur, et choisissent de vivre dans une sorte de grande Suisse. Soit ils se décident à agir vraiment ensemble, en faisant converger leurs approches.
Pour l’heure, à défaut d’approches communes, les Européens semblent préférer mettre en avant les Droits de l’homme. Le «droit-de-l’hommisme» constituerait-il une politique étrangère?
Bien sur que non et chacun s’en rend compte maintenant. Le souci pour les Droits de l’homme est légitime, politiquement et moralement fondé, mais il ne peut pas constituer une politique étrangère. On ne peut pas troquer l’un contre l’autre. C’est là que se situe l’erreur des Européens. Qu’on me comprenne, je ne m’en prends pas aux Droits de l’Homme en soi. Si on disposait d’une baguette magique pour transformer la Chine en un immense Danemark, ou pour mettre un terme à la pratique de l’excision en Afrique de l’Ouest, je m’en réjouirais. Il se trouve qu’on ne l’a pas. Le problème ce n’est pas les droits de l’homme, c’est le prosélytisme occidental qui se heurte de plus en plus à un problème de légitimité, et d’efficacité.
Que pensez-vous de la thèse de Robert Kagan, qui disait en substance qu’on fait la politique de sa puissance… ou de son impuissance (il pensait à l’Europe)?
A ce titre, le «droit-de-l’hommisme» apparaît bien comme un sous-produit de l’impuissance de l’Europe à un moment donné. Il est urgent de se débarrasser d’une certaine ingénuité européenne. On voit bien qu’on ne parvient pas à imposer nos vues à la Birmanie, à la Chine, au Zimbabwe, au Darfour, à l’Afghanistan, à la Russie et j’en passe! En revanche, je crois dans les mouvements internes des sociétés. Le respect des Droits de l’homme gagne du terrain parce que les atteintes qui y sont portées deviennent progressivement intolérables aux opinions publiques internes. Même en Chine. Voyez le nombre de morts sous Mao Tsé-toung: des dizaines de millions. Il y en a eu 1 200 place Tian’anmen, 1 200 de trop, certes, mais ce n’est plus comparable. Et la Chine a encore changé depuis. Je suis assez optimiste dans la durée quant à la dynamique interne des sociétés et à la prise en compte de la démocratie. En revanche, je répète que l’Occident se fait des illusions sur sa capacité à imposer, de l’extérieur, ses convictions.
Est-ce que l’Europe pourrait du moins parler d’une seule voix vis-à-vis de la Russie? Que devrait être la relation euro-russe?
Nous sommes voisins de la Russie. Cela ne changera pas. D’un côté, nous avons besoin d’elle pour nos approvisionnements en pétrole et gaz. De l’autre, elle a besoin de nous pour les écouler. On a tout intérêt à faire prévaloir ces intérêts croisés fondamentaux, qui ne doivent pas nous conduire à une indulgence aveugle à l’égard de la Russie, laquelle défend ses intérêts de façon brutale et disproportionnée. Il faudrait trouver le ton entre ce qu’on n’accepte plus, ce qu’on peut corriger et les points sur lesquels on peut bâtir un partenariat. Simplement là aussi, il faut aussi et d’abord se mettre d’accord à vingt-sept, puis avec Obama. Toutes ces années, on aurait dû discuter autrement des projets d’installation anti-missiles, de l’indépendance du Kosovo. On aurait dû discuter de la question de l’élargissement de l’OTAN, qui ne se justifie plus à mes yeux. Et ne pas laisser le président géorgien lancer son offensive en Ossétie du Sud, pour le moins maladroitement, avec l’encouragement d’une partie de l’administration Bush, même si en droit, il a de bons arguments.
L’ambition de la Russie est-elle de reformer l’empire soviétique?
La Russie souhaite qu’on arrête de l’humilier. Elle n’a ni les moyens, ni la volonté de reconstituer une puissance globale, ni de menacer qui que ce soit, en dehors de quelques petits voisins. Elle se bat, plus ou moins adroitement, pour rétablir sa place dans le système, pas pour lui en opposer un autre.
Notre monde connaît aujourd’hui de nombreuses crises, à commencer par une crise économique et financière profonde? Y voyez vous une crise du capitalisme en soi ou une crise de ses dérives boursières?
C’est une crise du capitalisme dérégulé, pas du capitalisme en soi. Ce n’est pas la fin de l’économie de marché, mais de l’économie casino. Elle fait suite à l’éclatement de la bulle autour de la nouvelle économie, aux crises russe et asiatique, à la crise alimentaire, à la crise écologique, ou plus exactement au compte à rebours écologique, le tout sur fond de rareté énergétique. Autant de crises et de problèmes qui s’imbriquent les uns les autres et vont accélérer la mutation géopolitique vers un monde multipolaire. On le voit d’ores et déjà avec le G 20, qui n’est plus le seul G 7. Sarkozy a fort justement parlé de «puissances relatives».
Vous vous êtes interrogé très tôt sur les limites écologiques de la croissance. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de la repenser? Et sur quelles bases?
Pas sur celles de la décroissance car c’est un concept inaudible par les opinions publiques. La seule voie, c’est de modifier le contenu de la croissance, avec des incitations fiscales appropriées, des pédagogies intelligentes et des percées scientifiques. Dans la comptabilité économique, tout ce qui est patrimonial ne compte pas. On mesure seulement des flux. Le jour où l’on parviendra à prendre en compte la valeur marchande du patrimoine naturel, le marché corrigera de lui-même les atteintes qui lui sont portées. Les valeurs porteuses seront celles qui dégageront à terme de la croissance écologique.
La crise écologique est globale. Elle appelle donc une réponse globale. Or, le protocole de Kyoto a écarté les pays émergents pour ménager leur croissance. Mais aujourd’hui comment évoquer la question du climat sans évoquer la question de la Chine?
Crise globale appelle réponse collective. La Chine ne pourra pas y échapper. Longtemps, les pays émergents faisaient valoir leur retard de croissance. Leur argument, c’était de dire: l’Occident cherche à nous interdire ce qu’il a fait. Jiang Zemin, le précédent Président chinois, raisonnait ainsi. Il ne voulait entendre parler que de croissance. Il en va autrement avec l’équipe de Hu Jintao. Les choses bougent. Il faut voir les choses en dynamique, pas en statique. On commence à fermer des usines polluantes en Chine, à emprisonner tel ou tel responsable. Les autorités chinoises reconnaissent qu’il y a entre 70 et 80 000 manifestations ou incidents par an autour des questions sociales ou environnementales. Associer la Chine au G20, comme l’a fait à juste titre Sarkozy, va l’obliger à penser qu’elle partage la planète avec d’autres, et la responsabiliser.
Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de la crise au Moyen-Orient?
Je sais bien que la question palestinienne n’est pas la seule. Je sais bien que c’est un prétexte pour les terroristes. Je sais bien qu’une fois réglée, il n’en restera pas moins d’autres problèmes. Mais je connais assez ce monde pour savoir que tant que le problème palestinien n’aura pas été traité, on ne pourra pas avancer sur le reste. Le régler ne règlera pas tout, mais ne pas le régler compromet tout. Donnons aux Israéliens toutes les garanties de sécurité possibles et imaginables, mais arrêtons d’aligner la politique occidentale sur les exigences israéliennes, elles-mêmes prisonnières d’un système électoral, la représentation proportionnelle, qui fait que n’importe quel parti extrémiste qui réunit 1 % des voix peut tout influencer. Voila plus de dix ans que l’opinion israélienne accepte l’idée d’un Etat palestinien, mais rien n’a avancé à cause de deux grands malheurs, l’assassinat de Rabin et l’attaque cérébrale de Sharon. Sharon avait été moins loin que Rabin, mais il allait dans sa direction. Le président américain, qui réussirait à sécuriser suffisamment un Premier ministre israélien, pour lui permettre de devenir un nouveau Rabin obtiendrait le règlement du problème, ce qui serait le coup le plus terrible porté au terrorisme. L’Occident se trouverait en bien meilleure position pour aider les gouvernements arabes réellement modernisateurs.
Et l’Iran?
Si Obama change de politique par rapport à l’Iran, s’il est disposé à parler et si c’est bien géré, à la Kissinger, il perturbera le jeu iranien, en replaçant dans le jeu les nationalistes et en marginalisant les islamistes. Sur l’Afghanistan, je suis plus réservé. Pour l’heure, Obama n’a parlé que de renforcement militaire. C’est insuffisant. Il devra englober dans sa politique le Pakistan, l’Inde, le Cachemire. Cette région sera son casse-tête numéro 1.
Vous n’êtes pas un partisan du choc des civilisations, mais vous n’écartez cependant pas tout danger…
Le clash des civilisations n’est pas une théorie fumeuse, mais un risque réel, à prendre en considération si on veut le prévenir. Les sondages indiquent clairement que les Occidentaux ont peur du monde musulman. Inversement, dans le monde musulman, le rejet de l’Occident est massif. Ce n’est pas la peine de se cacher derrière les mots, nous nous trouvons en plein clash. Plutôt que de le dénoncer vertueusement, il faut le désamorcer.