LE FIGARO. Comment jugez-vous l’action de George W. Bush durant ses deux mandats, et particulièrement sa politique étrangère?
Robert KAGAN: J’ai un avis mitigé sur la question. D’une part, je trouve qu’il a su vraiment faire preuve de courage en refusant de retirer les troupes américaines d’Irak quand la situation était critique. Il était très audacieux d’affronter l’impopularité de son peuple et de l’Occident en général en disant sa ferme volonté de rester. S’agissant de ses rapports avec l’Europe, il faut reconnaître que les relations qu’il a entretenues avec les leaders du Vieux Continent étaient loin d’être bonnes durant son premier mandat avant de s’améliorer considérablement par la suite. Il est clair que les États-Unis ont été en proie à une forte opposition internationale durant ce double mandat, et que c’est une bonne chose pour tout le monde que nous passions désormais à une autre présidence, pour les États-Unis comme pour le reste du monde.
Hubert VÉDRINE: Je fais une distinction entre la politique de l’Administration Bush au Proche-Orient et au Moyen-Orient, et le reste de sa diplomatie. Dans l’ensemble du monde, la politique de l’Administration américaine a été relativement classique et réaliste, assez raisonnable, et elle a obtenu d’assez bons résultats. Certes, nous pourrions discuter dans le détail de sa politique à l’égard de la Chine et de la Russie. Il n’est pas facile pour les Américains, comme pour nous d’ailleurs, de déterminer à quel point ces pays sont des partenaires, des adversaires ou des menaces. Mais dans l’ensemble, mon jugement n’est pas négatif. En revanche, ce qui a été fait au Proche et au Moyen-Orient m’apparaît désolant. L’Administration Bush pour des raisons purement idéologiques s’est ralliée à l’idée commune des néoconservateurs et du Likoud selon laquelle le problème palestinien n’était pas central, qu’il pouvait être contourné et qu’il fallait plutôt démocratiser les pays arabes, de gré ou de force.
Cela ne pouvait conduire qu’à une impasse, qu’à l’échec, qu’à une guerre ce fut en Irak en dépit de l’invention a posteriori de la «diplomatie transformationnelle» pour redorer le blason de cette ineptie. Je ne vous surprendrai pas en disant que j’approuve ce qu’avait dit courageusement à ce sujet la commission Baker-Hamilton il y a un peu plus d’un an. D’autre part, j’ai trouvé remarquable ce qu’a déclaré le président Bush à Ramallah il y a quelques jours sur l’urgence d’un État palestinien «qui ne doit pas être un gruyère». Ce qu’il a dit là contredit tout ce que son Administration a fait pendant sept ans. Mais après tout, pourquoi pas, mieux vaut tard que jamais. D’autant que M. Olmert n’a pas démenti. Je n’écarte pas l’hypothèse que le président Bush, désillusionné de sa propre politique, fasse des choses utiles au Moyen-Orient dans les derniers mois de son mandat.
R. K.: Je dois admettre que l’analyse de Bush concernant la question proche-orientale me semble tout à fait erronée. Personne ne peut plus soutenir que la montée de l’islamisme radical n’est due qu’à la seule question palestinienne. Je pense qu’il faut envisager la politique étrangère de Bush dans sa globalité. Et j’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi la diplomatie de Bush I’a été si différente de celle de son deuxième mandat. Une fois qu’ont été organisées les élections dans les Territoires palestiniens qui ont conduit le Hamas au pouvoir, il est devenu très difficile d’imaginer comment nous pourrions avancer avec le nouveau pouvoir palestinien. Sur ce point-là, vous avez tort de penser que notre politique était inspirée par le Likoud, dans la mesure où Israël a toujours désiré dialoguer avec des autocrates responsables et fiables dans la région. Par ailleurs, je suis sûr que vous serez d’accord sur ce point: la volonté de démocratiser le monde ne date pas d’hier ni de Bush: elle est consubstantielle à l’Amérique elle-même.
Par ailleurs, je crois qu’il faut vraiment se situer au-delà de la question palestinienne et plus généralement au-delà de la question moyen-orientale pour juger de la question de notre politique étrangère. Ce ne sont pas les seules questions d’une importance cardinale. Je suis, par exemple, très préoccupé par l’évolution des puissances émergentes comme la Russie et la Chine, qui représentent autant de défis pour les États-Unis et le monde entier. La gestion des relations avec ces pays, en particulier avec Moscou, va déterminer l’avenir du monde.
H. V.: D’abord, je reconnais que la promotion de la démocratie est un élément ancien de la politique étrangère américaine, au moins depuis Wilson. Dans la réalité actuelle, cela ne fonctionne pas bien. Mais je ne critique pas Bush en particulier là-dessus, parce que les Européens partagent, de fait, la même croyance sur leur mission civilisatrice même s’ils sont en désaccord sur les moyens. En tout cas, cela se retourne contre nous. Deuxièmement, le Hamas. C’est un sous-produit du refus entêté des Occidentaux et des Israéliens de régler le problème plus tôt avec les nationalistes palestiniens. Troisième remarque, pour régler la question israélo-palestinienne, dont Kissinger dit que c’est le seul problème au monde dont tout le monde connaît la solution, il faut abandonner la logique des préalables qui n’est invoquée que pour éviter l’engrenage de la négociation et du compromis territorial. Si la solution des deux États est dans l’intérêt de la sécurité d’Israël, il faut arrêter d’utiliser tous les prétextes pour ne pas le faire.
Le néoconservatisme a-t-il encore un avenir?
R. K.: Vous soulevez là un point d’importance: tout simplement parce que je ne me reconnais pas dans la définition que les Européens donnent du néoconservatisme. Je ne pense pas que la vision néoconservatrice soit si révolutionnaire. J’ai d’ailleurs toujours pensé que les gens ont beaucoup exagéré le rôle des néoconservateurs, notamment en ce qui concerne la guerre américaine en Irak. Quant à la fameuse lettre de 1998 adressée à Clinton par plusieurs personnalités, dans laquelle nous appelions les USA à renverser Saddam Hussein, je tiens à rappeler qu’elle avait été signée par des personnalités aussi diverses que Richard Armitage assez peu suspect de néoconservatisme ou encore Robert Zoellick, actuel patron de la Banque mondiale. Je tiens à le souligner parce que l’idée que Saddam Hussein devait être écarté du pouvoir en Irak était alors très largement partagée dans les États-Unis à la fin des années 1990, toutes tendances comprises.
H. V.: Robert Kagan a raison de dire qu’il n’y a pas de définition précise du néoconservatisme. Je le prendrais donc dans son acception la plus communément admise en France. Néoconservatisme désigne un courant intellectuel qui tend à combattre la realpolitik, affirme porter des valeurs universelles, proclame le droit et le devoir des Occidentaux de les propager. Le néoconservatisme refuse ce qu’il appelle les politiques d’«apaisement» et prône une intervention active dans les affaires du monde, justifications morales à l’appui. Vous voyez que je donne une définition moralement flatteuse du néoconservatisme à laquelle chacun a envie d’adhérer dans un premier mouvement. Mais la morale doit se juger aux résultats. Or ce concept aboutit au contraire du résultat escompté, ce que le bourbier irakien illustre parfaitement. La guerre en Irak était une erreur; la gestion de l’après-guerre en fut une plus grande encore. C’est le concept même d’imposition de la démocratie par la force, de l’extérieur, qui ne marche pas. Pourtant, le néoconservatisme conserve malgré tout un avenir et reste donc un danger aux États-Unis et en France, où ses émules sont plus nombreux qu’on le croit.
Pensez-vous que les États-Unis continueront de jouer les «hyperpuissances» dans les prochaines décennies, pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine?
R. K.: Je pense que oui. Je voudrais ajouter que je suis très préoccupé par le retour de grandes puissances autocratiques comme la Chine et la Russie sur l’échiquier mondial. Parce qu’on sent très clairement dans ces deux nations, en particulier, un désir de repousser les assauts démocratiques venant des États-Unis, mais pas seulement, afin de préserver leur propre pouvoir autoritaire. Le résultat de cet antagonisme, c’est que les États-Unis ont eu des relations de plus en plus étroites avec les pays authentiquement démocratiques de par le monde, et c’est tout particulièrement vrai en Asie. À ce titre, c’est dans cette région du monde que se déroule la vraie révolution géopolitique: le rapprochement stratégique entre l’Inde et les États-Unis, alors que Delhi était plus proche de Moscou jusqu’à une période assez récente de notre histoire. Un autre phénomène d’importance est l’arrivée, en Europe, de nouveaux leaders qui, comme Nicolas Sarkozy ou Angela Merkel, sont prêts à engager des relations plus cordiales avec Washington. Nous assistons à la construction d’une nouvelle alliance plus claire et plus forte entre pays qui défendent les mêmes principes, y compris dans les pays d’Asie préoccupés par la proximité de pays autocratiques. De telle sorte que nous assisterons certainement au renforcement du pouvoir des États-Unis, qui consacrent d’ailleurs beaucoup d’argent au maintien et au développement de nos capacités militaires. L’économie américaine restera déterminante, malgré la crise passagère que nous traversons. Mais mis à part le fait que les États-Unis représentent la démocratie la plus puissante au monde, leur force demeurera, que cela vous plaise ou non. Il y a de grandes chances pour que l’hyperpuissance des années 1990 soit celle des prochaines décennies.
H. V.: Je pense aussi que les États-Unis resteront la plus grande puissance pendant très longtemps. Permettez-moi de rappeler que le terme d’hyperpuissance n’a rien de négatif. Il est analytique: la plus grande puissance qu’on ait jamais vue. Je ne vois pas quel autre pays pourrait leur contester cette place, même s’il y a des challengers, comme la Chine, et même si la Russie, le Japon et peut-être un jour l’Inde viennent ou reviennent sur le devant de la scène. S’agissant de l’UE, il est difficile de prédire quoi que ce soit car nous ne pouvons pas savoir si les Européens, au bout du compte, voudront en faire une puissance ou non. Les États-Unis resteront longtemps les premiers. Résultat, leur position sera plus ou moins forte selon l’intelligence de leur politique, selon le rapport de forces établi avec la Chine et la Russie et les autres. Concernant la relation transatlantique, il serait très bénéfique que nous parvenions à conclure une Union entre les États-Unis et l’Europe, comme Édouard Balladur l’a récemment proposé en France, sur la base d’un vrai partenariat ce qui suppose que les Européens parviennent à surmonter leurs inhibitions et que les États-Unis acceptent d’avoir un vrai partenaire, afin qu’ensemble ils mènent une politique intelligente face à la Russie ou la Chine et au Proche-Orient. Ce n’est pas impossible. Les Occidentaux ont tout à fait le droit de chercher à défendre leurs intérêts et leurs valeurs, mais ils auraient intérêt, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité, à le faire sans tomber dans la sainte alliance et la guerre des civilisations, et étant conscients qu’ils ont perdu le monopole de l’histoire.
Propos recueillis par Frédéric Fritscher et Marie-Laure Germon
LE FIGARO. Comment jugez-vous l’action de George W. Bush durant ses deux mandats, et particulièrement sa politique étrangère?
Robert KAGAN: J’ai un avis mitigé sur la question. D’une part, je trouve qu’il a su vraiment faire preuve de courage en refusant de retirer les troupes américaines d’Irak quand la situation était critique. Il était très audacieux d’affronter l’impopularité de son peuple et de l’Occident en général en disant sa ferme volonté de rester. S’agissant de ses rapports avec l’Europe, il faut reconnaître que les relations qu’il a entretenues avec les leaders du Vieux Continent étaient loin d’être bonnes durant son premier mandat avant de s’améliorer considérablement par la suite. Il est clair que les États-Unis ont été en proie à une forte opposition internationale durant ce double mandat, et que c’est une bonne chose pour tout le monde que nous passions désormais à une autre présidence, pour les États-Unis comme pour le reste du monde.
Hubert VÉDRINE: Je fais une distinction entre la politique de l’Administration Bush au Proche-Orient et au Moyen-Orient, et le reste de sa diplomatie. Dans l’ensemble du monde, la politique de l’Administration américaine a été relativement classique et réaliste, assez raisonnable, et elle a obtenu d’assez bons résultats. Certes, nous pourrions discuter dans le détail de sa politique à l’égard de la Chine et de la Russie. Il n’est pas facile pour les Américains, comme pour nous d’ailleurs, de déterminer à quel point ces pays sont des partenaires, des adversaires ou des menaces. Mais dans l’ensemble, mon jugement n’est pas négatif. En revanche, ce qui a été fait au Proche et au Moyen-Orient m’apparaît désolant. L’Administration Bush pour des raisons purement idéologiques s’est ralliée à l’idée commune des néoconservateurs et du Likoud selon laquelle le problème palestinien n’était pas central, qu’il pouvait être contourné et qu’il fallait plutôt démocratiser les pays arabes, de gré ou de force.
Cela ne pouvait conduire qu’à une impasse, qu’à l’échec, qu’à une guerre ce fut en Irak en dépit de l’invention a posteriori de la «diplomatie transformationnelle» pour redorer le blason de cette ineptie. Je ne vous surprendrai pas en disant que j’approuve ce qu’avait dit courageusement à ce sujet la commission Baker-Hamilton il y a un peu plus d’un an. D’autre part, j’ai trouvé remarquable ce qu’a déclaré le président Bush à Ramallah il y a quelques jours sur l’urgence d’un État palestinien «qui ne doit pas être un gruyère». Ce qu’il a dit là contredit tout ce que son Administration a fait pendant sept ans. Mais après tout, pourquoi pas, mieux vaut tard que jamais. D’autant que M. Olmert n’a pas démenti. Je n’écarte pas l’hypothèse que le président Bush, désillusionné de sa propre politique, fasse des choses utiles au Moyen-Orient dans les derniers mois de son mandat.
R. K.: Je dois admettre que l’analyse de Bush concernant la question proche-orientale me semble tout à fait erronée. Personne ne peut plus soutenir que la montée de l’islamisme radical n’est due qu’à la seule question palestinienne. Je pense qu’il faut envisager la politique étrangère de Bush dans sa globalité. Et j’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi la diplomatie de Bush I’a été si différente de celle de son deuxième mandat. Une fois qu’ont été organisées les élections dans les Territoires palestiniens qui ont conduit le Hamas au pouvoir, il est devenu très difficile d’imaginer comment nous pourrions avancer avec le nouveau pouvoir palestinien. Sur ce point-là, vous avez tort de penser que notre politique était inspirée par le Likoud, dans la mesure où Israël a toujours désiré dialoguer avec des autocrates responsables et fiables dans la région. Par ailleurs, je suis sûr que vous serez d’accord sur ce point: la volonté de démocratiser le monde ne date pas d’hier ni de Bush: elle est consubstantielle à l’Amérique elle-même.
Par ailleurs, je crois qu’il faut vraiment se situer au-delà de la question palestinienne et plus généralement au-delà de la question moyen-orientale pour juger de la question de notre politique étrangère. Ce ne sont pas les seules questions d’une importance cardinale. Je suis, par exemple, très préoccupé par l’évolution des puissances émergentes comme la Russie et la Chine, qui représentent autant de défis pour les États-Unis et le monde entier. La gestion des relations avec ces pays, en particulier avec Moscou, va déterminer l’avenir du monde.
H. V.: D’abord, je reconnais que la promotion de la démocratie est un élément ancien de la politique étrangère américaine, au moins depuis Wilson. Dans la réalité actuelle, cela ne fonctionne pas bien. Mais je ne critique pas Bush en particulier là-dessus, parce que les Européens partagent, de fait, la même croyance sur leur mission civilisatrice même s’ils sont en désaccord sur les moyens. En tout cas, cela se retourne contre nous. Deuxièmement, le Hamas. C’est un sous-produit du refus entêté des Occidentaux et des Israéliens de régler le problème plus tôt avec les nationalistes palestiniens. Troisième remarque, pour régler la question israélo-palestinienne, dont Kissinger dit que c’est le seul problème au monde dont tout le monde connaît la solution, il faut abandonner la logique des préalables qui n’est invoquée que pour éviter l’engrenage de la négociation et du compromis territorial. Si la solution des deux États est dans l’intérêt de la sécurité d’Israël, il faut arrêter d’utiliser tous les prétextes pour ne pas le faire.
Le néoconservatisme a-t-il encore un avenir?
R. K.: Vous soulevez là un point d’importance: tout simplement parce que je ne me reconnais pas dans la définition que les Européens donnent du néoconservatisme. Je ne pense pas que la vision néoconservatrice soit si révolutionnaire. J’ai d’ailleurs toujours pensé que les gens ont beaucoup exagéré le rôle des néoconservateurs, notamment en ce qui concerne la guerre américaine en Irak. Quant à la fameuse lettre de 1998 adressée à Clinton par plusieurs personnalités, dans laquelle nous appelions les USA à renverser Saddam Hussein, je tiens à rappeler qu’elle avait été signée par des personnalités aussi diverses que Richard Armitage assez peu suspect de néoconservatisme ou encore Robert Zoellick, actuel patron de la Banque mondiale. Je tiens à le souligner parce que l’idée que Saddam Hussein devait être écarté du pouvoir en Irak était alors très largement partagée dans les États-Unis à la fin des années 1990, toutes tendances comprises.
H. V.: Robert Kagan a raison de dire qu’il n’y a pas de définition précise du néoconservatisme. Je le prendrais donc dans son acception la plus communément admise en France. Néoconservatisme désigne un courant intellectuel qui tend à combattre la realpolitik, affirme porter des valeurs universelles, proclame le droit et le devoir des Occidentaux de les propager. Le néoconservatisme refuse ce qu’il appelle les politiques d’«apaisement» et prône une intervention active dans les affaires du monde, justifications morales à l’appui. Vous voyez que je donne une définition moralement flatteuse du néoconservatisme à laquelle chacun a envie d’adhérer dans un premier mouvement. Mais la morale doit se juger aux résultats. Or ce concept aboutit au contraire du résultat escompté, ce que le bourbier irakien illustre parfaitement. La guerre en Irak était une erreur; la gestion de l’après-guerre en fut une plus grande encore. C’est le concept même d’imposition de la démocratie par la force, de l’extérieur, qui ne marche pas. Pourtant, le néoconservatisme conserve malgré tout un avenir et reste donc un danger aux États-Unis et en France, où ses émules sont plus nombreux qu’on le croit.
Pensez-vous que les États-Unis continueront de jouer les «hyperpuissances» dans les prochaines décennies, pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine?
R. K.: Je pense que oui. Je voudrais ajouter que je suis très préoccupé par le retour de grandes puissances autocratiques comme la Chine et la Russie sur l’échiquier mondial. Parce qu’on sent très clairement dans ces deux nations, en particulier, un désir de repousser les assauts démocratiques venant des États-Unis, mais pas seulement, afin de préserver leur propre pouvoir autoritaire. Le résultat de cet antagonisme, c’est que les États-Unis ont eu des relations de plus en plus étroites avec les pays authentiquement démocratiques de par le monde, et c’est tout particulièrement vrai en Asie. À ce titre, c’est dans cette région du monde que se déroule la vraie révolution géopolitique: le rapprochement stratégique entre l’Inde et les États-Unis, alors que Delhi était plus proche de Moscou jusqu’à une période assez récente de notre histoire. Un autre phénomène d’importance est l’arrivée, en Europe, de nouveaux leaders qui, comme Nicolas Sarkozy ou Angela Merkel, sont prêts à engager des relations plus cordiales avec Washington. Nous assistons à la construction d’une nouvelle alliance plus claire et plus forte entre pays qui défendent les mêmes principes, y compris dans les pays d’Asie préoccupés par la proximité de pays autocratiques. De telle sorte que nous assisterons certainement au renforcement du pouvoir des États-Unis, qui consacrent d’ailleurs beaucoup d’argent au maintien et au développement de nos capacités militaires. L’économie américaine restera déterminante, malgré la crise passagère que nous traversons. Mais mis à part le fait que les États-Unis représentent la démocratie la plus puissante au monde, leur force demeurera, que cela vous plaise ou non. Il y a de grandes chances pour que l’hyperpuissance des années 1990 soit celle des prochaines décennies.
H. V.: Je pense aussi que les États-Unis resteront la plus grande puissance pendant très longtemps. Permettez-moi de rappeler que le terme d’hyperpuissance n’a rien de négatif. Il est analytique: la plus grande puissance qu’on ait jamais vue. Je ne vois pas quel autre pays pourrait leur contester cette place, même s’il y a des challengers, comme la Chine, et même si la Russie, le Japon et peut-être un jour l’Inde viennent ou reviennent sur le devant de la scène. S’agissant de l’UE, il est difficile de prédire quoi que ce soit car nous ne pouvons pas savoir si les Européens, au bout du compte, voudront en faire une puissance ou non. Les États-Unis resteront longtemps les premiers. Résultat, leur position sera plus ou moins forte selon l’intelligence de leur politique, selon le rapport de forces établi avec la Chine et la Russie et les autres. Concernant la relation transatlantique, il serait très bénéfique que nous parvenions à conclure une Union entre les États-Unis et l’Europe, comme Édouard Balladur l’a récemment proposé en France, sur la base d’un vrai partenariat ce qui suppose que les Européens parviennent à surmonter leurs inhibitions et que les États-Unis acceptent d’avoir un vrai partenaire, afin qu’ensemble ils mènent une politique intelligente face à la Russie ou la Chine et au Proche-Orient. Ce n’est pas impossible. Les Occidentaux ont tout à fait le droit de chercher à défendre leurs intérêts et leurs valeurs, mais ils auraient intérêt, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité, à le faire sans tomber dans la sainte alliance et la guerre des civilisations, et étant conscients qu’ils ont perdu le monopole de l’histoire.
Propos recueillis par Frédéric Fritscher et Marie-Laure Germon