LE FIGARO. – Trois ans après l’intervention américaine en Irak, celle-ci est critiquée presque partout dans le monde. Mais n’a-t-elle vraiment rien apporté de bon?
Élie BARNAVI. – Nous avons été débarrassés de Saddam Hussein, ce qui n’est tout de même pas négligeable. L’élimination d’un tyran, c’est toujours bon à prendre! Par ailleurs, on ne le souligne pas assez, désormais les Irakiens ont découvert l’exercice des libertés: la parole, le culte, le vote. Ce n’est pas rien. Cela étant, je ne vois guère d’autres conséquences positives. J’imagine que si George W. Bush avait pu prédire l’issue de sa campagne irakienne, il y aurait renoncé.
Hubert VÉDRINE. – Le renversement de Saddam Hussein, dictateur incontestable, a été fondé sur un argumentaire tellement mensonger, et débouche, in fine, sur un tel fiasco que cela risque de discréditer toute prétention occidentale à imposer la démocratie. C’est déjà le cas aux yeux des Arabes. La politique américaine actuelle et, par un effet d’entraînement, celle de l’Occident, n’est pas la bonne réponse à la vague islamiste. D’autant plus que même les Américains reconnaissent aujourd’hui qu’il n’existait aucun lien entre l’Irak et al-Qaida.
L’échec des États-Unis en Irak signe-t-il la fin programmée du remodelage du Moyen-Orient?
E. B. – En tout cas, les États- Unis vont être contraints à revenir à une appréciation plus réaliste de la situation régionale. L’enseignement que je retiens du corpus doctrinal néoconservateur, c’est que le statu quo n’est pas forcément une bonne chose, que la stabilité ne doit pas être un but en soi et que le volontarisme politique est devenu plus que jamais nécessaire. Mais son application s’est révélée catastrophique. Imposer la démocratie à l’ensemble du Proche-Orient n’a pas grand sens. Il était également absurde d’imaginer, à l’instar de tous les doctrinaires du néoconservatisme, que la route de Jérusalem passait par Bagdad. C’est plutôt l’inverse qui est vrai. D’où la nécessité impérative de se recentrer sur l’essentiel. Si l’on veut vraiment propager les valeurs de la démocratie, objectif louable en soi, il convient de s’attaquer à la source du mal et non de traiter ses symptômes. Il ne sert à rien d’organiser des élections libres si c’est pour faire élire des fanatiques. Comme le disait très bien un diplomate américain, Edward Djeredjian, nous sommes pour le principe one man, one vote, et non pas one man, one vote, once. Aussi bien, les urnes ne sont que la sanction de la démocratie, sûrement pas son point de départ.
«La guerre contre le terrorisme» a-t-elle encore un sens?
H.V. – Ce slogan pour discours mélange tout et empêche de penser. Déjà, en janvier 2002, j’avais déclaré qu’il serait dangereusement simpliste de ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre «le» terrorisme et de ne la mener que par des moyens militaires. Je le pense toujours.
E. B. – Vous dites vous opposer, Hubert Védrine, à la guerre contre le terrorisme. Mais vous ne pouvez pas nier que ce fléau planétaire existe bel et bien, et que ce combat-là a aussi une dimension militaire, policière et judiciaire. Dans le monde où nous vivons, nous n’avons plus le choix. Nous sommes confrontés à un danger manifeste et immédiat! H.V. – Il faut évidemment nous protéger des terroristes par une vigilance permanente et les neutraliser par la coopération préventive entre tous les services compétents et, sur ce point, l’action des États- Unis est positive. Le paradoxe est que la politique américaine a à la fois élevé le niveau de protection mais plus encore élevé celui des risques. La politique occidentale envers le monde arabo-musulman, déterminée qu’on le veuille ou non par les États-Unis, produit l’inverse du résultat recherché: loin d’affaiblir le djihadisme, elle repousse les musulmans, même les plus modérés, vers les extrémistes – voyez le basculement de l’opinion publique libanaise en faveur du Hezbollah depuis l’offensive israélienne – au lieu d’enfoncer un coin entre musulmans extrémistes et modérés. Ainsi affaiblit- elle ceux que nous devrions renforcer: les musulmans ouverts, réformateurs et pacifiques. Les Américains les plus éclairés commencent à s’en rendre compte, et doutent du cap fixé par leurs dirigeants depuis cinq ans… Récemment, un article frappant expliquait que le concept de guerre contre le terrorisme, tel qu’il est utilisé dans l’Administration actuelle, est aussi absurde que de dire que la Seconde Guerre mondiale fut une guerre contre les kamikazes… Téhéran et Washington s’affrontent pour remanier le Moyen-Orient. Lequel gagnera?
E. B. – C’est une question difficile. Mon point de vue n’est pas celui de Sirius: il est militant, engagé. Mon voeu est de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher que triomphent la vision et le scénario iraniens. C’est d’ailleurs là une menace qui dépasse largement le cas israélien: l’Iran d’Ahmadinejad, qui est un régime éradicateur, est emblématique de ces États profondément hostiles à tout ce à quoi je crois et qui poursuivent des objectifs mortifères. Si j’avais le choix entre le projet américain, qui est irréaliste, et le projet iranien, qui est terroriste, je n’hésiterais pas une seconde: je prendrais le projet américain… Le seul problème, c’est que le projet américain ne me paraît pas de nature à contrer le projet iranien. D’autant qu’en envahissant l’Irak, Washington a transformé un pays dont le régime ne terrorisait «que» ses propres ressortissants en plaque tournante du terrorisme international, tout en liquidant le seul contrepoids sérieux aux ambitions iraniennes. Ce qu’il faut, c’est imaginer une autre politique. Il ne s’agit pas de mettre en concurrence les projets américain et iranien, comme si l’on renvoyait dos à dos deux adversaires également déplaisants. Il s’agit d’amener le projet américain à davantage de réalisme, il s’agit de mieux prendre en compte les réalités de la région afin de mettre un coup d’arrêt au projet atomique et hégémonique iranien. H. V. – Bien sûr, il ne faut pas que ce schéma iranien se réalise. Mais est-ce que c’est avec la politique de transformation démocratique au forceps des néoconservateurs américains, maladroite et contre-productive, qu’on l’empêchera? Et avec la guerre en Irak? Et le report constant de la création d’un État palestinien? Ne l’oublions pas: cette idée de démocratiser le Moyen-Orient, pour sympathique qu’elle paraisse, découle à l’origine de la volonté de nier la question palestinienne et d’échapper à toute négociation avec tout représentant d’une Autorité palestinienne en transformant les pays arabes en démocraties pro-occidentales. Ce tour de passe-passe ne marche pas. Je le redis avec Élie Barnavi: la démocratisation ne peut être une conversion imposée de l’extérieur; c’est un processus intérieur long et complexe; impossible à imposer par les armes, a fortiori dans des pays à la composition hétérogène dépourvus de base démocratique. En dépit de ses échecs, cette conception conserve toutefois à Washington et ailleurs, des partisans et peut encore se révéler dangereuse pendant les deux dernières années de mandat de Bush.
Peut-on accepter que l’Iran possède la bombe nucléaire?
E. B. – A-t-on les moyens de l’en empêcher? Tenez, lorsque vous parlez avec les responsables français, au plus haut niveau, ils affirment avec force qu’ils n’accepteront jamais que l’Iran ait la bombe atomique. Mais, franchement, lorsqu’un pays veut sa bombe, il n’y a aucune raison qu’il ne parvienne pas à ses fins. Le temps joue, hélas, pour les Iraniens. Or, l’accès de ce régime au feu nucléaire est une éventualité angoissante. Même si l’Iran ne s’en servait pas, il s’en retrouverait sanctuarisé, à l’instar de la Corée du Nord. Mais, contrairement au régime de Kim Jong-Il, dont le seul projet est de survivre, l’Iran possède un projet international, étayé sur une idéologie totalitaire et expansionniste. Il va falloir imaginer, sans tarder, des dispositifs de containment, à la fois pour empêcher les Iraniens de recourir à des frappes nucléaires et pour réduire leur dangerosité. Ne nous leurrons pas: face à l’Iran d’Ahmedinejad, on n’a le choix qu’entre des inconvénients.
H. V. – Pour empêcher le passage à l’acte du régime iranien, il faut une politique occidentale différente. Les proclamations et provocations martiales des néoconservateurs n’ont qu’un seul effet: obliger les Iraniens à une certaine unité nationale. Eh oui… Même aux États-Unis, la diaspora iranienne considère que les ambitions nucléaires de son pays ne sont pas illégitimes. Ajoutez à cela qu’en se privant des moyens traditionnels de la diplomatie, sous l’influence des moralistes et des idéologues de la guerre préventive («axe du Mal», on ne parle pas aux terroristes, etc.), on s’interdit de faire ce que Kissinger avait entrepris, par exemple, avec la Chine en 1972. On se souvient, en effet, qu’en pleine guerre froide, son coup d’audace avait provoqué un renversement complet de la position de Pékin. Tous les Iraniens ne veulent pas aller jusqu’au bout. L’Occident dispose d’atouts et de cartes puissants pour empêcher le régime iranien de parvenir à ses fins. Je suis vraiment désolé qu’il les joue, en l’espèce, si mal…
E. B. – Vous savez, Hubert Védrine, je n’ai pas vraiment le sentiment que l’Europe soit en l’occurrence plus habile que les États-Unis! Peu encline à la manière forte, elle a essayé d’infléchir la position de l’Iran. Et qu’a-t-elle récolté, à Téhéran, de plus que l’Administration Bush? Je suis plus sceptique que vous sur la capacité d’une autre politique à assagir un régime tyrannique qui veut à tout prix la bombe atomique. Jusqu’à ce jour, la volonté inébranlable des Iraniens d’acquérir l’arme nucléaire se joue des divisions entre Occidentaux.
H. V. – Je vous l’accorde: les Iraniens ont utilisé les discussions avec les trois Européens pour jouer la montre. Pour faire ressurgir les différences entre Iraniens, il faut inventer une politique alternative de tous les Occidentaux, à commencer par les États-Unis. La tentative faite par les trois Européens ne répond pas à ce besoin. Une modification substantielle de la politique américaine est nécessaire pour faire bouger les lignes. Il faut parler de tout avec les Iraniens, cela nous redonnera des marges de manoeuvre.
La guerre du Liban a révélé la grande vulnérabilité d’Israël, aggravée par les réserves militaires du Hezbollah. L’État juif se retrouve-t-il dans une sorte de nasse?
E. B. – Qu’Israël soit mal entouré, ce n’est pas vraiment une révélation! Plus précisément, nous connaissions depuis longtemps l’existence des missiles du Hezbollah. Trois gouvernements israéliens successifs ont commis l’erreur de laisser le Parti de Dieu se retrancher le long de la frontière septentrionale d’Israël. Ce qui est nouveau, en revanche, et qui doit susciter une légitime inquiétude, c’est que le monde arabe, qui s’acheminait vers une certaine reconnaissance du fait national israélien, est entraîné désormais dans une prodigieuse régression, sous la pression de la rue. Nous sommes engagés dans une véritable course contre la montre. Je pense que la paix est encore possible – une paix froide, loin des rêves d’Oslo, mais qui nous permette de vivre dans cette région, en attendant mieux. Mais cela, nous ne pouvons pas le faire seuls. Nous avons besoin des Européens et des Américains.
LE FIGARO. – Trois ans après l’intervention américaine en Irak, celle-ci est critiquée presque partout dans le monde. Mais n’a-t-elle vraiment rien apporté de bon?
Élie BARNAVI. – Nous avons été débarrassés de Saddam Hussein, ce qui n’est tout de même pas négligeable. L’élimination d’un tyran, c’est toujours bon à prendre! Par ailleurs, on ne le souligne pas assez, désormais les Irakiens ont découvert l’exercice des libertés: la parole, le culte, le vote. Ce n’est pas rien. Cela étant, je ne vois guère d’autres conséquences positives. J’imagine que si George W. Bush avait pu prédire l’issue de sa campagne irakienne, il y aurait renoncé.
Hubert VÉDRINE. – Le renversement de Saddam Hussein, dictateur incontestable, a été fondé sur un argumentaire tellement mensonger, et débouche, in fine, sur un tel fiasco que cela risque de discréditer toute prétention occidentale à imposer la démocratie. C’est déjà le cas aux yeux des Arabes. La politique américaine actuelle et, par un effet d’entraînement, celle de l’Occident, n’est pas la bonne réponse à la vague islamiste. D’autant plus que même les Américains reconnaissent aujourd’hui qu’il n’existait aucun lien entre l’Irak et al-Qaida.
L’échec des États-Unis en Irak signe-t-il la fin programmée du remodelage du Moyen-Orient?
E. B. – En tout cas, les États- Unis vont être contraints à revenir à une appréciation plus réaliste de la situation régionale. L’enseignement que je retiens du corpus doctrinal néoconservateur, c’est que le statu quo n’est pas forcément une bonne chose, que la stabilité ne doit pas être un but en soi et que le volontarisme politique est devenu plus que jamais nécessaire. Mais son application s’est révélée catastrophique. Imposer la démocratie à l’ensemble du Proche-Orient n’a pas grand sens. Il était également absurde d’imaginer, à l’instar de tous les doctrinaires du néoconservatisme, que la route de Jérusalem passait par Bagdad. C’est plutôt l’inverse qui est vrai. D’où la nécessité impérative de se recentrer sur l’essentiel. Si l’on veut vraiment propager les valeurs de la démocratie, objectif louable en soi, il convient de s’attaquer à la source du mal et non de traiter ses symptômes. Il ne sert à rien d’organiser des élections libres si c’est pour faire élire des fanatiques. Comme le disait très bien un diplomate américain, Edward Djeredjian, nous sommes pour le principe one man, one vote, et non pas one man, one vote, once. Aussi bien, les urnes ne sont que la sanction de la démocratie, sûrement pas son point de départ.
«La guerre contre le terrorisme» a-t-elle encore un sens?
H.V. – Ce slogan pour discours mélange tout et empêche de penser. Déjà, en janvier 2002, j’avais déclaré qu’il serait dangereusement simpliste de ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre «le» terrorisme et de ne la mener que par des moyens militaires. Je le pense toujours.
E. B. – Vous dites vous opposer, Hubert Védrine, à la guerre contre le terrorisme. Mais vous ne pouvez pas nier que ce fléau planétaire existe bel et bien, et que ce combat-là a aussi une dimension militaire, policière et judiciaire. Dans le monde où nous vivons, nous n’avons plus le choix. Nous sommes confrontés à un danger manifeste et immédiat! H.V. – Il faut évidemment nous protéger des terroristes par une vigilance permanente et les neutraliser par la coopération préventive entre tous les services compétents et, sur ce point, l’action des États- Unis est positive. Le paradoxe est que la politique américaine a à la fois élevé le niveau de protection mais plus encore élevé celui des risques. La politique occidentale envers le monde arabo-musulman, déterminée qu’on le veuille ou non par les États-Unis, produit l’inverse du résultat recherché: loin d’affaiblir le djihadisme, elle repousse les musulmans, même les plus modérés, vers les extrémistes – voyez le basculement de l’opinion publique libanaise en faveur du Hezbollah depuis l’offensive israélienne – au lieu d’enfoncer un coin entre musulmans extrémistes et modérés. Ainsi affaiblit- elle ceux que nous devrions renforcer: les musulmans ouverts, réformateurs et pacifiques. Les Américains les plus éclairés commencent à s’en rendre compte, et doutent du cap fixé par leurs dirigeants depuis cinq ans… Récemment, un article frappant expliquait que le concept de guerre contre le terrorisme, tel qu’il est utilisé dans l’Administration actuelle, est aussi absurde que de dire que la Seconde Guerre mondiale fut une guerre contre les kamikazes… Téhéran et Washington s’affrontent pour remanier le Moyen-Orient. Lequel gagnera?
E. B. – C’est une question difficile. Mon point de vue n’est pas celui de Sirius: il est militant, engagé. Mon voeu est de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher que triomphent la vision et le scénario iraniens. C’est d’ailleurs là une menace qui dépasse largement le cas israélien: l’Iran d’Ahmadinejad, qui est un régime éradicateur, est emblématique de ces États profondément hostiles à tout ce à quoi je crois et qui poursuivent des objectifs mortifères. Si j’avais le choix entre le projet américain, qui est irréaliste, et le projet iranien, qui est terroriste, je n’hésiterais pas une seconde: je prendrais le projet américain… Le seul problème, c’est que le projet américain ne me paraît pas de nature à contrer le projet iranien. D’autant qu’en envahissant l’Irak, Washington a transformé un pays dont le régime ne terrorisait «que» ses propres ressortissants en plaque tournante du terrorisme international, tout en liquidant le seul contrepoids sérieux aux ambitions iraniennes. Ce qu’il faut, c’est imaginer une autre politique. Il ne s’agit pas de mettre en concurrence les projets américain et iranien, comme si l’on renvoyait dos à dos deux adversaires également déplaisants. Il s’agit d’amener le projet américain à davantage de réalisme, il s’agit de mieux prendre en compte les réalités de la région afin de mettre un coup d’arrêt au projet atomique et hégémonique iranien. H. V. – Bien sûr, il ne faut pas que ce schéma iranien se réalise. Mais est-ce que c’est avec la politique de transformation démocratique au forceps des néoconservateurs américains, maladroite et contre-productive, qu’on l’empêchera? Et avec la guerre en Irak? Et le report constant de la création d’un État palestinien? Ne l’oublions pas: cette idée de démocratiser le Moyen-Orient, pour sympathique qu’elle paraisse, découle à l’origine de la volonté de nier la question palestinienne et d’échapper à toute négociation avec tout représentant d’une Autorité palestinienne en transformant les pays arabes en démocraties pro-occidentales. Ce tour de passe-passe ne marche pas. Je le redis avec Élie Barnavi: la démocratisation ne peut être une conversion imposée de l’extérieur; c’est un processus intérieur long et complexe; impossible à imposer par les armes, a fortiori dans des pays à la composition hétérogène dépourvus de base démocratique. En dépit de ses échecs, cette conception conserve toutefois à Washington et ailleurs, des partisans et peut encore se révéler dangereuse pendant les deux dernières années de mandat de Bush.
Peut-on accepter que l’Iran possède la bombe nucléaire?
E. B. – A-t-on les moyens de l’en empêcher? Tenez, lorsque vous parlez avec les responsables français, au plus haut niveau, ils affirment avec force qu’ils n’accepteront jamais que l’Iran ait la bombe atomique. Mais, franchement, lorsqu’un pays veut sa bombe, il n’y a aucune raison qu’il ne parvienne pas à ses fins. Le temps joue, hélas, pour les Iraniens. Or, l’accès de ce régime au feu nucléaire est une éventualité angoissante. Même si l’Iran ne s’en servait pas, il s’en retrouverait sanctuarisé, à l’instar de la Corée du Nord. Mais, contrairement au régime de Kim Jong-Il, dont le seul projet est de survivre, l’Iran possède un projet international, étayé sur une idéologie totalitaire et expansionniste. Il va falloir imaginer, sans tarder, des dispositifs de containment, à la fois pour empêcher les Iraniens de recourir à des frappes nucléaires et pour réduire leur dangerosité. Ne nous leurrons pas: face à l’Iran d’Ahmedinejad, on n’a le choix qu’entre des inconvénients.
H. V. – Pour empêcher le passage à l’acte du régime iranien, il faut une politique occidentale différente. Les proclamations et provocations martiales des néoconservateurs n’ont qu’un seul effet: obliger les Iraniens à une certaine unité nationale. Eh oui… Même aux États-Unis, la diaspora iranienne considère que les ambitions nucléaires de son pays ne sont pas illégitimes. Ajoutez à cela qu’en se privant des moyens traditionnels de la diplomatie, sous l’influence des moralistes et des idéologues de la guerre préventive («axe du Mal», on ne parle pas aux terroristes, etc.), on s’interdit de faire ce que Kissinger avait entrepris, par exemple, avec la Chine en 1972. On se souvient, en effet, qu’en pleine guerre froide, son coup d’audace avait provoqué un renversement complet de la position de Pékin. Tous les Iraniens ne veulent pas aller jusqu’au bout. L’Occident dispose d’atouts et de cartes puissants pour empêcher le régime iranien de parvenir à ses fins. Je suis vraiment désolé qu’il les joue, en l’espèce, si mal…
E. B. – Vous savez, Hubert Védrine, je n’ai pas vraiment le sentiment que l’Europe soit en l’occurrence plus habile que les États-Unis! Peu encline à la manière forte, elle a essayé d’infléchir la position de l’Iran. Et qu’a-t-elle récolté, à Téhéran, de plus que l’Administration Bush? Je suis plus sceptique que vous sur la capacité d’une autre politique à assagir un régime tyrannique qui veut à tout prix la bombe atomique. Jusqu’à ce jour, la volonté inébranlable des Iraniens d’acquérir l’arme nucléaire se joue des divisions entre Occidentaux.
H. V. – Je vous l’accorde: les Iraniens ont utilisé les discussions avec les trois Européens pour jouer la montre. Pour faire ressurgir les différences entre Iraniens, il faut inventer une politique alternative de tous les Occidentaux, à commencer par les États-Unis. La tentative faite par les trois Européens ne répond pas à ce besoin. Une modification substantielle de la politique américaine est nécessaire pour faire bouger les lignes. Il faut parler de tout avec les Iraniens, cela nous redonnera des marges de manoeuvre.
La guerre du Liban a révélé la grande vulnérabilité d’Israël, aggravée par les réserves militaires du Hezbollah. L’État juif se retrouve-t-il dans une sorte de nasse?
E. B. – Qu’Israël soit mal entouré, ce n’est pas vraiment une révélation! Plus précisément, nous connaissions depuis longtemps l’existence des missiles du Hezbollah. Trois gouvernements israéliens successifs ont commis l’erreur de laisser le Parti de Dieu se retrancher le long de la frontière septentrionale d’Israël. Ce qui est nouveau, en revanche, et qui doit susciter une légitime inquiétude, c’est que le monde arabe, qui s’acheminait vers une certaine reconnaissance du fait national israélien, est entraîné désormais dans une prodigieuse régression, sous la pression de la rue. Nous sommes engagés dans une véritable course contre la montre. Je pense que la paix est encore possible – une paix froide, loin des rêves d’Oslo, mais qui nous permette de vivre dans cette région, en attendant mieux. Mais cela, nous ne pouvons pas le faire seuls. Nous avons besoin des Européens et des Américains.