Question: LE FIGARO. – Vous signez L’année du Coq, un essai dans lequel vous racontez une Chine peu connue en Occident. Est-ce, d’après vous, la «vraie» Chine?
GUY SORMAN. – Au travers de ce long périple, j’ai fait mienne l’intuition d’Alain Peyrefitte: la Chine est double. Peyrefitte, on le sait, distinguait la Chine officielle, qui le captivait, et une Chine d’en bas, qu’il ne prétendait pas connaître. J’ai suivi, pour ma part, la démarche inverse. Alors que la sinologie française concentre d’habitude toute son attention sur la Chine mandarinale, j’ai décidé d’aller voir l’autre Chine. Je ne sais pas si cette Chine-là, largement occultée et oubliée de nos yeux d’Occidentaux, est la vraie Chine… En revanche, ce qui m’a frappé, dans cette «Chine d’en bas», en proie à une intense précarité économique, c’est l’intensité de la misère psychologique. Au terme de plusieurs décennies révolutionnaires, les solidarités classiques ont volé en éclats. Dans la Chine rurale, qui représente environ 80 % du pays, le «paysan de base», en l’absence de tout interlocuteur administratif ou politique, est livré à une détresse morale d’autant plus profonde que le cadre rassurant des réseaux familiaux traditionnels a explosé. Et qu’il ne peut plus bâtir un avenir à ses enfants.
Question: Dans L’année du Coq, vous écrivez: «L’idéologie dominante de l’enrichissement personnel n’invite pas à la compassion.» Est-ce un des revers de la modernisation de la Chine?
G.S. – On attribue souvent à la culture chinoise l’absence relative de compassion qu’on peut observer dans la Chine contemporaine. Mon long périple m’a convaincu du contraire: on a plutôt affaire à une destruction des solidarités classiques. Et l’idéologie du régime – l’enrichissement individuel – a détruit le ressort compassionnel de la Chine pré-industrielle.
Hubert VEDRINE. – L’Année du Coq de Guy Sorman est une enquête sans complaisance, parfois cruelle, à l’instar des livres de Zola, de Dickens ou de Steinbeck. Il n’y a pas que Pudong, une autre Chine existe aussi, et elle est même encore majoritaire, je ne vois pas comment on pourrait le contester. Diverses Chine coexistent. Mais dans quel sens cela va-t-il? On ne peut pas dire. On ne peut pas dire que, pour les Chinois d’aujourd’hui, la situation ait empiré. Même sans remonter plus haut, n’oublions pas les terribles épreuves que les Chinois ont traversé au XXème siècle – la guerre, l’occupation japonaise et ses atrocités, la guerre civile, le maoïsme, le ratage catastrophique du grand bond en avant, les exactions de la Révolution culturelle et leurs millions de morts. Et ils s’en souviennent.
G.S. – Hubert Védrine, c’est précisément parce que la situation de la Chine est globalement meilleure qu’au cours des périodes tragiques que vous énumérez, que les aspirations populaires se multiplient. Un grand nombre de rébellions actuelles s’expliquent par l’impatience. L’amélioration générale des conditions aiguise les appétits. On voudrait entrer beaucoup plus vite dans la modernité, et on est déçu de s’y acheminer plutôt lentement. Par comparaison, il n’y avait pas de rébellions du temps de Mao Zedong, parce que les foules étaient terrorisées. En retrouvant l’espoir, les Chinois ont, du même coup, redécouvert la frustration. Aussi la vision «jésuito-peyrefittienne» d’un peuple amoureux de ses despotes s’avère-t-elle passablement erronée. Face à cette conjoncture nouvelle, il y a une grande inconnue: ce sont les intentions du gouvernement de Pékin. Celui-ci est-il authentiquement intéressé au développement du pays? Pour édifier une Chine puissante, tant sur un plan économique que diplomatiquement ou militaire, le gouvernement pense qu’il peut faire une croix sur le développement de l’arrière-pays. Ainsi, le gouvernement chinois se retrouve-t-il piégé par sa propre logique. Son système économique actuel est, en grande partie, un système d’exploitation des Chinois par les Chinois. Rien, dans le système actuel, ne laisse d’ailleurs envisager une évolution vers la social-démocratie. Car du sommet de la nomenklatura du PC au chef de village n’a intérêt à dépasser la perspective égoïste d’un enrichissement immédiat. La corruption avérée et l’exportation des capitaux vers des cieux plus tranquilles sont des symptômes d’une crise de la confiance de la société chinoise en son avenir. On en revient toujours au caractère extrêmement ambigu et contradictoire des signes envoyés par la société chinoise contemporaine.
H.V. – Malgré tout, je voudrais exprimer un optimisme tempéré. Je persiste à penser que, en dépit des forces de blocage autoritaire que vous avez observées en Chine, la dynamique du mouvement finira par l’emporter et modifiera la situation que vous avez décrite.
G.S. – Peut-être, mais, pour l’heure, la photographie des relations du pouvoir politique avec la société civile chinoise n’incite pas à l’optimisme. Elle témoigne même d’un net renforcement du totalitarisme. Au cours de l’année du Coq, le gouvernement chinois a joué tour à tour le chaud et le froid – mais pour mieux organiser la «reprise en main». Et, bien que Pékin ait fait des déclarations de type social-démocrate appelant à la redistribution – «Plutôt le développement que l’enrichissement!» –, leur traduction sur le terrain fut inexistante: en l’absence d’une centralisation suffisante, les «apparatchiks» ont continué de faire la pluie et le beau temps.
Question: Justement. Un des scénarios possibles pour l’avenir de la Chine, n’est-ce pas l’alliance entre un «hypercapitalisme» et un Etat autoritaire?
G.S. – Hubert Védrine semble croire à un triomphe final du mouvement. Je me demande, pour ma part, si la Chine ne force pas plutôt à en rabattre sur un des axiomes centraux du progressisme occidental: l’automaticité dans la transition de la prospérité à la démocratie. Le capitalisme d’Etat qui s’est mis en place en Chine ne constitue en aucun cas une rupture avec le système communiste. Il le prolonge et il le fortifie. Comme l’a écrit Philippe Cohen, dans La Chine sera-t-elle notre cauchemar?, Pékin présente le visage d’un néolibéralisme sans fard, qui ne doit que très peu de choses au libéralisme (la propriété privée demeure inexistante). C’est par cet aspect-là que la Chine confronte nos cerveaux occidentaux à une altérité radicale. En bouleversant nos catégories les mieux établies. D’où l’impossibilité de prévoir la réponse du système à la soif de liberté de la société civile. Le parti commence à «resserrer» les boulons. Quand la société s’ouvre, explore Internet et s’essaye à y déjouer la censure, il se raidit et, avec la complicité de Google, exclut les mots de «Taïwan» et de «démocratie» des moteurs de recherche.
Question: Cette censure est-elle la preuve que le régime chinois sait ruser avec les nouveaux moyens de communication?
G.S. – En tout cas, cette crispation syntaxique n’est pas anodine: elle accompagne un durcissement doctrinal. Dans les centres de «rééducation par le travail», la police enferme des personnes considérées comme «déviantes»: bouddhistes, taoïstes, pasteurs protestants. Le Parti a la juste intuition que, par la religion, on veut accéder à autre chose que la religion. Ces «tentatives d’évasion» sont donc jugées insupportables. Si le Parti communiste chinois m’inquiète, c’est en vertu du caractère impénétrable de ses intentions. De la volonté de rayonnement régional ou de la volonté d’hégémonie sur son propre peuple, on ne peut prévoir lequel des deux scénarios de domination triomphera au sommet du Parti.
Question: En Europe, pendant ce temps, on s’inquiète des succès remportés par la Chine dans la conquête de nouveaux marchés. Le thème du «péril jaune» est-il de retour, face à une Chine devenant un acteur important de la mondialisation?
H.V. – Il faut rappeler dans quel contexte survient cette émergence de la Chine. Au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique, l’occident a cru a son triomphe et à la «fin de l’histoire». Les peuples de la planète allaient s’aligner notre «démocratie de marché». En même temps les européens espéraient vivre enfin dans un monde «post-tragique» – un monde où la Charte de l’ONU serait respectée et où les Etats nations reculeraient au bénéfice de la justice et de la société civile internationales. Pendant une décennie d’optimisme, les mêmes ont cru imminents la concrétisation de la paix au Proche-Orient, l’avènement d’une Cour pénale internationale ou d’une Europe puissance. Ces grandioses attentes ont été déçues, et les illusions des années 90 ne sont pas sorties intactes des années 2000/2005: mêmes l’ONU à Durban n’a pu s’accorder sur une notion aussi simple que la définition du racisme. La communauté internationale demeure un – bel – objectif. Faute de menace unifiante le lien transatlantique s’est distendu: l’Amérique contemporaine n’est plus comprise par des Européens arc-boutés sur le refus de recours à la force. Et voilà que le terrorisme s’incruste, qu’émergent la Chine, l’Inde, le reste de l’Asie, que la Russie joue de son pétrole et de son gaz. Tout cela n’a rien à voir avec la «mondialisation heureuse». La question chinoise n’en prend que plus d’ampleur. Pour autant ne revenons pas au «péril jaune» ni au «la Chine m’inquiète, de la princesse de Guermantes».
G.S.- L’absence de culture économique en France est telle que les Français ne perçoivent pas tous les avantages que la Chine leur procure. Les Français ont intériorisé à quel point les exportations françaises en Chine dopent l’économie hexagonale. Mais ils ne sont pas encore assez conscients du fait que, grâce aux usines chinoises, ils peuvent désormais acheter à moitié prix les chaussures de sport de leurs enfants. Au risque de me répéter, ma crainte essentielle se porte sur la Chine comme puissance politique, non comme puissance économique
Question: On parle beaucoup de l’émergence d’un monde multipolaire. La Chine en sera-t-elle, à votre avis, un des moteurs?
H.V. – Le monde multipolaire surgit en effet par à-coups, mais il semble parfois que c’est sans nous! De nombreuses relations bipolaires se nouent et échappent au contrôle d’une Europe devenue contournable: entre Chine et Amérique latine, entre Afrique et Chine, Amérique Latine et Afrique, Russie et Chine, Inde et Etats-Unis, Russie et Iran, Iran et Chine etc…. Ce n’est pas tout à fait l’aimable «communauté internationale», même si cela n’est pas très nouveau. Et ce qui m’inquiète, pour ma part, à la différence de Guy Sorman, c’est de ne pas être sûr de l’efficacité des mécanismes, sauf partiellement au sein de l’OMC, qui permettraient à une vraie communauté internationale multilatérale d’intégrer ces nouvelles puissances émergentes, sans tensions graves. Plusieurs civilisations dans le monde continuent à coexister avec leurs mentalités différentes. Certains dirigeants chinois évoquent, pour désamorcer l’inquiétude internationale, une «émergence pacifique de la Chine». Si le monde n’est pas forcément préparé à faire face à ce bouleversement chinois, il n’en reste pas moins que contrairement à l’Occident, qui s’est toujours fait un devoir d’«évangéliser toutes les nations», la Chine n’a jamais manifesté de propension particulière au prosélytisme. Ce point est encourageant.
G.S. – Une conduite d’impérialisme culturel est, paradoxalement, le signe d’un intérêt porté à l’Autre. S’il n’y a pas de penchant à l’ingérence dans la culture chinoise, c’est en fait très largement parce que le reste du monde, en fait, est ignoré, voire méprisé. À l’exception de la parenthèse maoïste, la Chine n’a pas développé de modèle «universel». Reste que la Chine inquiète les Occidentaux, bien davantage que l’Inde, malgré le récent épisode Mittal-Arcelor.
Question: Comment les Occidentaux doivent-ils, à vos yeux, se comporter avec cette Chine qui les inquiète?
G.S. – En se gardant de lui céder du terrain. C’est avec ce souci que, comme je l’ai écrit dans L’ANnée du Coq, je me suis démarqué de la réprobation française à l’encontre de l’embargo sur les ventes d’armes à destination de Pékin.
H. V.- Si nous avions affaire à une Chine déterminée à convertir le monde à ses propres valeurs universelles, comme le sont les sociétés occidentales ou islamiques, il y aurait de quoi s’inquiéter sérieusement pour la suite. Mais l’ambition chinoise a l’air plus classique, celle du régime, comme celle des chinois, pour reprendre la distinction de Sorman. Mais dans votre livre, Guy Sorman, vous en appelez à une politique occidentale plus dure et plus conditionnelle à l’égard de Pékin. Vous suggérez même des sanctions et des mesures de pression, au moment même où le marché chinois fascine et attire plus que jamais! Serait-ce légitime? Serait-ce efficace? Dans leur actuelle phase d’ubris, les occidentaux oublient trop souvent qu’ils ne représentent qu’un septième de la population mondiale. Et est-ce réaliste? On ne voit pas un accord Etats-Unis/ Europe sur cette base. Il faut être prudent certes, veiller à nos intérêts stratégiques et économiques, tenir à la Chine un langage clair. Mais on peut aussi miser sur la métamorphose de la Chine, sur une dynamique interne qui change déjà la société et ses aspirations et devrait finir par faire évoluer le régime lui-même, et les encourager.
Question: LE FIGARO. – Vous signez L’année du Coq, un essai dans lequel vous racontez une Chine peu connue en Occident. Est-ce, d’après vous, la «vraie» Chine?
GUY SORMAN. – Au travers de ce long périple, j’ai fait mienne l’intuition d’Alain Peyrefitte: la Chine est double. Peyrefitte, on le sait, distinguait la Chine officielle, qui le captivait, et une Chine d’en bas, qu’il ne prétendait pas connaître. J’ai suivi, pour ma part, la démarche inverse. Alors que la sinologie française concentre d’habitude toute son attention sur la Chine mandarinale, j’ai décidé d’aller voir l’autre Chine. Je ne sais pas si cette Chine-là, largement occultée et oubliée de nos yeux d’Occidentaux, est la vraie Chine… En revanche, ce qui m’a frappé, dans cette «Chine d’en bas», en proie à une intense précarité économique, c’est l’intensité de la misère psychologique. Au terme de plusieurs décennies révolutionnaires, les solidarités classiques ont volé en éclats. Dans la Chine rurale, qui représente environ 80 % du pays, le «paysan de base», en l’absence de tout interlocuteur administratif ou politique, est livré à une détresse morale d’autant plus profonde que le cadre rassurant des réseaux familiaux traditionnels a explosé. Et qu’il ne peut plus bâtir un avenir à ses enfants.
Question: Dans L’année du Coq, vous écrivez: «L’idéologie dominante de l’enrichissement personnel n’invite pas à la compassion.» Est-ce un des revers de la modernisation de la Chine?
G.S. – On attribue souvent à la culture chinoise l’absence relative de compassion qu’on peut observer dans la Chine contemporaine. Mon long périple m’a convaincu du contraire: on a plutôt affaire à une destruction des solidarités classiques. Et l’idéologie du régime – l’enrichissement individuel – a détruit le ressort compassionnel de la Chine pré-industrielle.
Hubert VEDRINE. – L’Année du Coq de Guy Sorman est une enquête sans complaisance, parfois cruelle, à l’instar des livres de Zola, de Dickens ou de Steinbeck. Il n’y a pas que Pudong, une autre Chine existe aussi, et elle est même encore majoritaire, je ne vois pas comment on pourrait le contester. Diverses Chine coexistent. Mais dans quel sens cela va-t-il? On ne peut pas dire. On ne peut pas dire que, pour les Chinois d’aujourd’hui, la situation ait empiré. Même sans remonter plus haut, n’oublions pas les terribles épreuves que les Chinois ont traversé au XXème siècle – la guerre, l’occupation japonaise et ses atrocités, la guerre civile, le maoïsme, le ratage catastrophique du grand bond en avant, les exactions de la Révolution culturelle et leurs millions de morts. Et ils s’en souviennent.
G.S. – Hubert Védrine, c’est précisément parce que la situation de la Chine est globalement meilleure qu’au cours des périodes tragiques que vous énumérez, que les aspirations populaires se multiplient. Un grand nombre de rébellions actuelles s’expliquent par l’impatience. L’amélioration générale des conditions aiguise les appétits. On voudrait entrer beaucoup plus vite dans la modernité, et on est déçu de s’y acheminer plutôt lentement. Par comparaison, il n’y avait pas de rébellions du temps de Mao Zedong, parce que les foules étaient terrorisées. En retrouvant l’espoir, les Chinois ont, du même coup, redécouvert la frustration. Aussi la vision «jésuito-peyrefittienne» d’un peuple amoureux de ses despotes s’avère-t-elle passablement erronée. Face à cette conjoncture nouvelle, il y a une grande inconnue: ce sont les intentions du gouvernement de Pékin. Celui-ci est-il authentiquement intéressé au développement du pays? Pour édifier une Chine puissante, tant sur un plan économique que diplomatiquement ou militaire, le gouvernement pense qu’il peut faire une croix sur le développement de l’arrière-pays. Ainsi, le gouvernement chinois se retrouve-t-il piégé par sa propre logique. Son système économique actuel est, en grande partie, un système d’exploitation des Chinois par les Chinois. Rien, dans le système actuel, ne laisse d’ailleurs envisager une évolution vers la social-démocratie. Car du sommet de la nomenklatura du PC au chef de village n’a intérêt à dépasser la perspective égoïste d’un enrichissement immédiat. La corruption avérée et l’exportation des capitaux vers des cieux plus tranquilles sont des symptômes d’une crise de la confiance de la société chinoise en son avenir. On en revient toujours au caractère extrêmement ambigu et contradictoire des signes envoyés par la société chinoise contemporaine.
H.V. – Malgré tout, je voudrais exprimer un optimisme tempéré. Je persiste à penser que, en dépit des forces de blocage autoritaire que vous avez observées en Chine, la dynamique du mouvement finira par l’emporter et modifiera la situation que vous avez décrite.
G.S. – Peut-être, mais, pour l’heure, la photographie des relations du pouvoir politique avec la société civile chinoise n’incite pas à l’optimisme. Elle témoigne même d’un net renforcement du totalitarisme. Au cours de l’année du Coq, le gouvernement chinois a joué tour à tour le chaud et le froid – mais pour mieux organiser la «reprise en main». Et, bien que Pékin ait fait des déclarations de type social-démocrate appelant à la redistribution – «Plutôt le développement que l’enrichissement!» –, leur traduction sur le terrain fut inexistante: en l’absence d’une centralisation suffisante, les «apparatchiks» ont continué de faire la pluie et le beau temps.
Question: Justement. Un des scénarios possibles pour l’avenir de la Chine, n’est-ce pas l’alliance entre un «hypercapitalisme» et un Etat autoritaire?
G.S. – Hubert Védrine semble croire à un triomphe final du mouvement. Je me demande, pour ma part, si la Chine ne force pas plutôt à en rabattre sur un des axiomes centraux du progressisme occidental: l’automaticité dans la transition de la prospérité à la démocratie. Le capitalisme d’Etat qui s’est mis en place en Chine ne constitue en aucun cas une rupture avec le système communiste. Il le prolonge et il le fortifie. Comme l’a écrit Philippe Cohen, dans La Chine sera-t-elle notre cauchemar?, Pékin présente le visage d’un néolibéralisme sans fard, qui ne doit que très peu de choses au libéralisme (la propriété privée demeure inexistante). C’est par cet aspect-là que la Chine confronte nos cerveaux occidentaux à une altérité radicale. En bouleversant nos catégories les mieux établies. D’où l’impossibilité de prévoir la réponse du système à la soif de liberté de la société civile. Le parti commence à «resserrer» les boulons. Quand la société s’ouvre, explore Internet et s’essaye à y déjouer la censure, il se raidit et, avec la complicité de Google, exclut les mots de «Taïwan» et de «démocratie» des moteurs de recherche.
Question: Cette censure est-elle la preuve que le régime chinois sait ruser avec les nouveaux moyens de communication?
G.S. – En tout cas, cette crispation syntaxique n’est pas anodine: elle accompagne un durcissement doctrinal. Dans les centres de «rééducation par le travail», la police enferme des personnes considérées comme «déviantes»: bouddhistes, taoïstes, pasteurs protestants. Le Parti a la juste intuition que, par la religion, on veut accéder à autre chose que la religion. Ces «tentatives d’évasion» sont donc jugées insupportables. Si le Parti communiste chinois m’inquiète, c’est en vertu du caractère impénétrable de ses intentions. De la volonté de rayonnement régional ou de la volonté d’hégémonie sur son propre peuple, on ne peut prévoir lequel des deux scénarios de domination triomphera au sommet du Parti.
Question: En Europe, pendant ce temps, on s’inquiète des succès remportés par la Chine dans la conquête de nouveaux marchés. Le thème du «péril jaune» est-il de retour, face à une Chine devenant un acteur important de la mondialisation?
H.V. – Il faut rappeler dans quel contexte survient cette émergence de la Chine. Au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique, l’occident a cru a son triomphe et à la «fin de l’histoire». Les peuples de la planète allaient s’aligner notre «démocratie de marché». En même temps les européens espéraient vivre enfin dans un monde «post-tragique» – un monde où la Charte de l’ONU serait respectée et où les Etats nations reculeraient au bénéfice de la justice et de la société civile internationales. Pendant une décennie d’optimisme, les mêmes ont cru imminents la concrétisation de la paix au Proche-Orient, l’avènement d’une Cour pénale internationale ou d’une Europe puissance. Ces grandioses attentes ont été déçues, et les illusions des années 90 ne sont pas sorties intactes des années 2000/2005: mêmes l’ONU à Durban n’a pu s’accorder sur une notion aussi simple que la définition du racisme. La communauté internationale demeure un – bel – objectif. Faute de menace unifiante le lien transatlantique s’est distendu: l’Amérique contemporaine n’est plus comprise par des Européens arc-boutés sur le refus de recours à la force. Et voilà que le terrorisme s’incruste, qu’émergent la Chine, l’Inde, le reste de l’Asie, que la Russie joue de son pétrole et de son gaz. Tout cela n’a rien à voir avec la «mondialisation heureuse». La question chinoise n’en prend que plus d’ampleur. Pour autant ne revenons pas au «péril jaune» ni au «la Chine m’inquiète, de la princesse de Guermantes».
G.S.- L’absence de culture économique en France est telle que les Français ne perçoivent pas tous les avantages que la Chine leur procure. Les Français ont intériorisé à quel point les exportations françaises en Chine dopent l’économie hexagonale. Mais ils ne sont pas encore assez conscients du fait que, grâce aux usines chinoises, ils peuvent désormais acheter à moitié prix les chaussures de sport de leurs enfants. Au risque de me répéter, ma crainte essentielle se porte sur la Chine comme puissance politique, non comme puissance économique
Question: On parle beaucoup de l’émergence d’un monde multipolaire. La Chine en sera-t-elle, à votre avis, un des moteurs?
H.V. – Le monde multipolaire surgit en effet par à-coups, mais il semble parfois que c’est sans nous! De nombreuses relations bipolaires se nouent et échappent au contrôle d’une Europe devenue contournable: entre Chine et Amérique latine, entre Afrique et Chine, Amérique Latine et Afrique, Russie et Chine, Inde et Etats-Unis, Russie et Iran, Iran et Chine etc…. Ce n’est pas tout à fait l’aimable «communauté internationale», même si cela n’est pas très nouveau. Et ce qui m’inquiète, pour ma part, à la différence de Guy Sorman, c’est de ne pas être sûr de l’efficacité des mécanismes, sauf partiellement au sein de l’OMC, qui permettraient à une vraie communauté internationale multilatérale d’intégrer ces nouvelles puissances émergentes, sans tensions graves. Plusieurs civilisations dans le monde continuent à coexister avec leurs mentalités différentes. Certains dirigeants chinois évoquent, pour désamorcer l’inquiétude internationale, une «émergence pacifique de la Chine». Si le monde n’est pas forcément préparé à faire face à ce bouleversement chinois, il n’en reste pas moins que contrairement à l’Occident, qui s’est toujours fait un devoir d’«évangéliser toutes les nations», la Chine n’a jamais manifesté de propension particulière au prosélytisme. Ce point est encourageant.
G.S. – Une conduite d’impérialisme culturel est, paradoxalement, le signe d’un intérêt porté à l’Autre. S’il n’y a pas de penchant à l’ingérence dans la culture chinoise, c’est en fait très largement parce que le reste du monde, en fait, est ignoré, voire méprisé. À l’exception de la parenthèse maoïste, la Chine n’a pas développé de modèle «universel». Reste que la Chine inquiète les Occidentaux, bien davantage que l’Inde, malgré le récent épisode Mittal-Arcelor.
Question: Comment les Occidentaux doivent-ils, à vos yeux, se comporter avec cette Chine qui les inquiète?
G.S. – En se gardant de lui céder du terrain. C’est avec ce souci que, comme je l’ai écrit dans L’ANnée du Coq, je me suis démarqué de la réprobation française à l’encontre de l’embargo sur les ventes d’armes à destination de Pékin.
H. V.- Si nous avions affaire à une Chine déterminée à convertir le monde à ses propres valeurs universelles, comme le sont les sociétés occidentales ou islamiques, il y aurait de quoi s’inquiéter sérieusement pour la suite. Mais l’ambition chinoise a l’air plus classique, celle du régime, comme celle des chinois, pour reprendre la distinction de Sorman. Mais dans votre livre, Guy Sorman, vous en appelez à une politique occidentale plus dure et plus conditionnelle à l’égard de Pékin. Vous suggérez même des sanctions et des mesures de pression, au moment même où le marché chinois fascine et attire plus que jamais! Serait-ce légitime? Serait-ce efficace? Dans leur actuelle phase d’ubris, les occidentaux oublient trop souvent qu’ils ne représentent qu’un septième de la population mondiale. Et est-ce réaliste? On ne voit pas un accord Etats-Unis/ Europe sur cette base. Il faut être prudent certes, veiller à nos intérêts stratégiques et économiques, tenir à la Chine un langage clair. Mais on peut aussi miser sur la métamorphose de la Chine, sur une dynamique interne qui change déjà la société et ses aspirations et devrait finir par faire évoluer le régime lui-même, et les encourager.