Talleyrand (1754-1838) a dit un jour: »Je veux que pendant des siècles on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai pensé, ce que j’ai voulu». Il n’aura été, malgré plus d’une centaine de biographies et des milliers d’études, que partiellement exaucé: on a discouru sans fin, le plus souvent avec une indignation feinte ou réelle, sur ce qu’il a été, moins sur ce qu’il a pensé et voulu. Ce n’est pas le cas avec ce remarquable «Talleyrand Prince immobile» d’Emmanuel de Waresquiel . Non seulement cette biographie est claire, vive, agréable à lire. Elle est riche en détails et éclairages nouveaux sur de nombreux épisodes négligés ou routinièrement traités auparavant, tels que la vie de Charles-Maurice avant 1789 – trente cinq années bien remplies -, son séjour à Londres ou en Amérique, la période du Directoire, une foule de personnages liés à sa vie, à commencer par sa femme Elisabeth Grand, pas du tout sotte contrairement à la légende, et bien d’autres. En décapant la patine des commentaires convenus accumulés avec le temps, Waresquiel restitue la fraîcheur originelle des caractères et la vérité des situations, même les plus cruelles. Plus intéressant encore, l’auteur met à jour les ressorts multiples de la haine anti-Talleyrand. Pourquoi celui-ci a-t-il été l’objet d’une détestation aussi virulente et durable? L’époque contemporaine, qui a entrepris de se faire une vertu en jugeant l’histoire rétroactivement, n’est pas ici en cause puisque c’est de son vivant que Talleyrand a été le plus couvert d’opprobre. C’est tout simplement parce qu’il s’est mis à dos, à peu près toutes les forces politiques.
A commencer par l’église et la France catholique, ce qui n’est pas peu, révulsées en 1791 par sa proposition de »nationalisation» des biens du clergé – lui, l’ex-agent général du clergé! -, par la mascarade de la messe de la Fédération, par son mariage (un évêque!) et quelques autres scandales qui l’ont fait désigner à la détestation des fidèles comme »monstre mitré» qui a »profané l’autel». Et a en outre »trahi son roi»: pour les légitimistes, Talleyrand était impardonnable d’avoir pris acte de la Révolution, de l’avoir accompagnée, d’avoir »vendu le trône», d’avoir ensuite collaboré avec l’usurpateur Napoléon, d’avoir, en voulant rendre impossible tout rapprochement entre bonapartisme et légitimisme, dangereux pour lui, contribué à inspirer à son maître d’alors l’idée de l’assassinat du duc d’Enghien. Les seuls monarchistes qui apprécieront Talleyrand et lui rendront hommage seront, bien plus tard, les Orléans, sa vraie famille politique. Il aura dû atteindre 80 ans pour vivre sous un régime politique proche de ses idées!
Au chapitre des procureurs, il faut encore ajouter les bonapartistes dénonçant le ministre, le grand chambellan, qui a »trahi» et »vendu» l’Empereur. Enfin, pour faire bon poids, la gauche de l’époque, et plus largement les romantiques, qui l’ont voué aux gémonies pour avoir »trahi la révolution» (voire, pour eux aussi, trahi Napoléon) et plus encore pour ce qu’il était : grand seigneur, orgueilleux de sa race et de sa «maison», frivole, impassible, le teint blafard, ne s’expliquant jamais , ce qui passait pour une insensibilité révoltante à une époque où débutait au contraire le règne de l’étalage des sentiments et de la demesure. Les textes de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Sainte Beuve rivalisent d’horreur outrée, Georges Sand les surpassant – hélas – dans la dénonciation boursouflée de cette »monstruosité si rare», de ce »satire», de ce »reptile». Et, comme le souligne Emmanuel de Waresquiel les quelques auteurs qui ont voulu protester de sa moralité et de son honnêteté – comme si cela avait un sens dans ce demi siècle! –, pas plus que ses quelques admirateurs inconditionnels, n’ont réussi à corriger l’image du »diable boiteux», et du »génie du mal».
Lui-même, il est vrai, n’a guère fait d’effort pour se concilier les bien-pensants, qui disait un jour tranquillement à Lamartine: »Savez vous bien, mon cher, que j’ai été l’homme le plus moralement discrédité qui existe en Europe depuis quarante ans et j’ai toujours été tout puissant dans le pouvoir ou à la veille d’y entrer»!
Au fond, Talleyrand, imperméable aux excès et aux insultes qu’il traitait par le mépris, l’ironie, l’indifférence, a été toute sa vie libéral, libre échangiste, européen. Dès les années 1780, cet anglophile plaidera ainsi pour la liberté économique, pour l’établissement d’un véritable crédit public, pour le développement de l’agriculture et du commerce, et même pour le remboursement des dettes publiques, idée neuve à l’époque. Sur le plan institutionnel, Charles-Maurice sut donner libre cours à ses préférences, un monarchiste certes mais un libéral. S’il l’avait pu, Talleyrand aurait fait passer directement la France de 1789 à 1830! Mais entre temps, il fallut bien vivre, et pour lui cela voulait dire vivre bien, faire une »immense fortune», gouverner malgré la tourmente, ou grâce à la tourmente.
C’est sur un terrain diplomatique que l’antagonisme radical de conception entre Talleyrand et les jacobins et les bonapartistes est le plus éclatant. Sa pensée tient en un mot: équilibre. Talleyrand ne pense pas que la France ait pour mission de révolutionner l’Europe, au contraire. Il estime que les puissances, l’Empire russe, dont il se méfie tant, la Prusse dont les ambitions à long terme se dévoilent, l’Angleterre avec son hégémonie maritime, mais aussi la France, enivrée de sa »mission», devraient renoncer à la diplomatie de l’épée pour ce qu’il appelle le »droit public», l’ancien »droit des gens», et que les Etats devraient accepter de »se perfectionner les uns les autres». En 1800-1802, en partie sous son influence, la République consulaire française se réconcilie avec le monde. Confronté ensuite à la fuite en avant napoléonienne, Talleyrand distingue, à partir de 1808, l’Empereur de la France et travaille dès lors, à partir d’Erfurt, à la construction de la grande coalition européenne »qui cinq ans plus tard, finira par renverser Napoléon». En 1814, Président du gouvernement provisoire, il met ses principes en œuvre en obtenant une modération étonnante de la part d’alliés pourtant vainqueurs, totalement maîtres du jeu: la France n’est ramenée qu’à ses frontières de 1792 et non à celles de 1789. Prouesse confirmée au Congrès de Vienne où Talleyrand réussit, par son talent et des manœuvres »du faible au fort», à ce que la France ne soit ni punie ni ostracisée, mais traitée durablement en composante indispensable de l’équilibre européen reconstitué, lequel garantira au continent un demi-siècle de paix. Les pages de Waresquiel sur les paix et les traités de 1814 et 1815, comment ils ont été négociés, les controverses qu’ils ont suscitées sur leurs conséquences à long terme, sont passionnantes. Elles ne sont pas les seules. L’auteur nous rappelle ainsi que Talleyrand pensait que New York qui ne comptait alors que 10.000 habitants, l’emporterait sur les autres villes américaines, que l’Angleterre serait pour très longtemps en Europe l’alliée et le partenaire privilégié des Etats-Unis, lesquels deviendraient »un pouvoir colossal»…
Confronté à la violence des orages révolutionnaires et napoléoniens, Talleyrand s’est laissé porté par eux par ambition du fait de l’attraction invincible du pouvoir. Il a épousé les événements pour mieux les contenir – le tout changer pour que rien ne change, qui inspirera plus tard, le prince Salina – avant d’abandonner les maîtres de l’heure ou d’être rejeté par eux. Ancien Régime par ses mœurs, mais moderne dans ses conceptions politiques, et en avance sur son temps en matières économique, internationale et européennes ce »prince immobile» aurait pu estimer qu’il n’avait rien à faire avec les folles convulsions de son temps, se borner à faire perdurer l’ancien art de vivre, à faire bénéficier ses contemporains de sa conversation envoûtante , à jouir de la vie avec ses amies comtesses ou duchesses, puis avec l’incomparable Dorothée. Mais c’eut été renoncer au siècle, au pouvoir, à la fortune, à la revanche sur l’infirmité et d’autres blessures, au destin qu’il estimait être le sien. Impensable! Et, c’eût été dommage, et mauvais pour la France.
Talleyrand (1754-1838) a dit un jour: »Je veux que pendant des siècles on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai pensé, ce que j’ai voulu». Il n’aura été, malgré plus d’une centaine de biographies et des milliers d’études, que partiellement exaucé: on a discouru sans fin, le plus souvent avec une indignation feinte ou réelle, sur ce qu’il a été, moins sur ce qu’il a pensé et voulu. Ce n’est pas le cas avec ce remarquable «Talleyrand Prince immobile» d’Emmanuel de Waresquiel . Non seulement cette biographie est claire, vive, agréable à lire. Elle est riche en détails et éclairages nouveaux sur de nombreux épisodes négligés ou routinièrement traités auparavant, tels que la vie de Charles-Maurice avant 1789 – trente cinq années bien remplies -, son séjour à Londres ou en Amérique, la période du Directoire, une foule de personnages liés à sa vie, à commencer par sa femme Elisabeth Grand, pas du tout sotte contrairement à la légende, et bien d’autres. En décapant la patine des commentaires convenus accumulés avec le temps, Waresquiel restitue la fraîcheur originelle des caractères et la vérité des situations, même les plus cruelles. Plus intéressant encore, l’auteur met à jour les ressorts multiples de la haine anti-Talleyrand. Pourquoi celui-ci a-t-il été l’objet d’une détestation aussi virulente et durable? L’époque contemporaine, qui a entrepris de se faire une vertu en jugeant l’histoire rétroactivement, n’est pas ici en cause puisque c’est de son vivant que Talleyrand a été le plus couvert d’opprobre. C’est tout simplement parce qu’il s’est mis à dos, à peu près toutes les forces politiques.
A commencer par l’église et la France catholique, ce qui n’est pas peu, révulsées en 1791 par sa proposition de »nationalisation» des biens du clergé – lui, l’ex-agent général du clergé! -, par la mascarade de la messe de la Fédération, par son mariage (un évêque!) et quelques autres scandales qui l’ont fait désigner à la détestation des fidèles comme »monstre mitré» qui a »profané l’autel». Et a en outre »trahi son roi»: pour les légitimistes, Talleyrand était impardonnable d’avoir pris acte de la Révolution, de l’avoir accompagnée, d’avoir »vendu le trône», d’avoir ensuite collaboré avec l’usurpateur Napoléon, d’avoir, en voulant rendre impossible tout rapprochement entre bonapartisme et légitimisme, dangereux pour lui, contribué à inspirer à son maître d’alors l’idée de l’assassinat du duc d’Enghien. Les seuls monarchistes qui apprécieront Talleyrand et lui rendront hommage seront, bien plus tard, les Orléans, sa vraie famille politique. Il aura dû atteindre 80 ans pour vivre sous un régime politique proche de ses idées!
Au chapitre des procureurs, il faut encore ajouter les bonapartistes dénonçant le ministre, le grand chambellan, qui a »trahi» et »vendu» l’Empereur. Enfin, pour faire bon poids, la gauche de l’époque, et plus largement les romantiques, qui l’ont voué aux gémonies pour avoir »trahi la révolution» (voire, pour eux aussi, trahi Napoléon) et plus encore pour ce qu’il était : grand seigneur, orgueilleux de sa race et de sa «maison», frivole, impassible, le teint blafard, ne s’expliquant jamais , ce qui passait pour une insensibilité révoltante à une époque où débutait au contraire le règne de l’étalage des sentiments et de la demesure. Les textes de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Sainte Beuve rivalisent d’horreur outrée, Georges Sand les surpassant – hélas – dans la dénonciation boursouflée de cette »monstruosité si rare», de ce »satire», de ce »reptile». Et, comme le souligne Emmanuel de Waresquiel les quelques auteurs qui ont voulu protester de sa moralité et de son honnêteté – comme si cela avait un sens dans ce demi siècle! –, pas plus que ses quelques admirateurs inconditionnels, n’ont réussi à corriger l’image du »diable boiteux», et du »génie du mal».
Lui-même, il est vrai, n’a guère fait d’effort pour se concilier les bien-pensants, qui disait un jour tranquillement à Lamartine: »Savez vous bien, mon cher, que j’ai été l’homme le plus moralement discrédité qui existe en Europe depuis quarante ans et j’ai toujours été tout puissant dans le pouvoir ou à la veille d’y entrer»!
Au fond, Talleyrand, imperméable aux excès et aux insultes qu’il traitait par le mépris, l’ironie, l’indifférence, a été toute sa vie libéral, libre échangiste, européen. Dès les années 1780, cet anglophile plaidera ainsi pour la liberté économique, pour l’établissement d’un véritable crédit public, pour le développement de l’agriculture et du commerce, et même pour le remboursement des dettes publiques, idée neuve à l’époque. Sur le plan institutionnel, Charles-Maurice sut donner libre cours à ses préférences, un monarchiste certes mais un libéral. S’il l’avait pu, Talleyrand aurait fait passer directement la France de 1789 à 1830! Mais entre temps, il fallut bien vivre, et pour lui cela voulait dire vivre bien, faire une »immense fortune», gouverner malgré la tourmente, ou grâce à la tourmente.
C’est sur un terrain diplomatique que l’antagonisme radical de conception entre Talleyrand et les jacobins et les bonapartistes est le plus éclatant. Sa pensée tient en un mot: équilibre. Talleyrand ne pense pas que la France ait pour mission de révolutionner l’Europe, au contraire. Il estime que les puissances, l’Empire russe, dont il se méfie tant, la Prusse dont les ambitions à long terme se dévoilent, l’Angleterre avec son hégémonie maritime, mais aussi la France, enivrée de sa »mission», devraient renoncer à la diplomatie de l’épée pour ce qu’il appelle le »droit public», l’ancien »droit des gens», et que les Etats devraient accepter de »se perfectionner les uns les autres». En 1800-1802, en partie sous son influence, la République consulaire française se réconcilie avec le monde. Confronté ensuite à la fuite en avant napoléonienne, Talleyrand distingue, à partir de 1808, l’Empereur de la France et travaille dès lors, à partir d’Erfurt, à la construction de la grande coalition européenne »qui cinq ans plus tard, finira par renverser Napoléon». En 1814, Président du gouvernement provisoire, il met ses principes en œuvre en obtenant une modération étonnante de la part d’alliés pourtant vainqueurs, totalement maîtres du jeu: la France n’est ramenée qu’à ses frontières de 1792 et non à celles de 1789. Prouesse confirmée au Congrès de Vienne où Talleyrand réussit, par son talent et des manœuvres »du faible au fort», à ce que la France ne soit ni punie ni ostracisée, mais traitée durablement en composante indispensable de l’équilibre européen reconstitué, lequel garantira au continent un demi-siècle de paix. Les pages de Waresquiel sur les paix et les traités de 1814 et 1815, comment ils ont été négociés, les controverses qu’ils ont suscitées sur leurs conséquences à long terme, sont passionnantes. Elles ne sont pas les seules. L’auteur nous rappelle ainsi que Talleyrand pensait que New York qui ne comptait alors que 10.000 habitants, l’emporterait sur les autres villes américaines, que l’Angleterre serait pour très longtemps en Europe l’alliée et le partenaire privilégié des Etats-Unis, lesquels deviendraient »un pouvoir colossal»…
Confronté à la violence des orages révolutionnaires et napoléoniens, Talleyrand s’est laissé porté par eux par ambition du fait de l’attraction invincible du pouvoir. Il a épousé les événements pour mieux les contenir – le tout changer pour que rien ne change, qui inspirera plus tard, le prince Salina – avant d’abandonner les maîtres de l’heure ou d’être rejeté par eux. Ancien Régime par ses mœurs, mais moderne dans ses conceptions politiques, et en avance sur son temps en matières économique, internationale et européennes ce »prince immobile» aurait pu estimer qu’il n’avait rien à faire avec les folles convulsions de son temps, se borner à faire perdurer l’ancien art de vivre, à faire bénéficier ses contemporains de sa conversation envoûtante , à jouir de la vie avec ses amies comtesses ou duchesses, puis avec l’incomparable Dorothée. Mais c’eut été renoncer au siècle, au pouvoir, à la fortune, à la revanche sur l’infirmité et d’autres blessures, au destin qu’il estimait être le sien. Impensable! Et, c’eût été dommage, et mauvais pour la France.