Le choc des civilisations? Plutôt que de nous offusquer de cette théorie, trouvons les moyens d’en sortir, car il a commencé il y a longtemps, il se poursuit sous nos yeux, il peut s’aggraver. Comment nier le choc Islam-Occident alors même qu’il se manifeste de mille façons, que ses racines plongent profondément dans l’histoire, que des extrémistes spéculent sur lui, et qu’une guerre en Irak, la privation de toute espérance pour les Palestiniens, le terrorisme islamique et l’ubris américain peuvent le faire dégénérer? On a caricaturé Samuel P. Huntington, comme s’il avait préconisé cet affrontement, alors qu’il prévenait d’un risque. Sa formule de »clash des civilisations» heurte ou fait peur. Elle heurte en Occident les hommes de bonne volonté engagés dans cet exorcisme rituel qu’est le dialogue des cultures ainsi que tous ceux qui croient en l’existence d’une seule civilisation: la démocratie. Elle effraie les Européens qui aspiraient à vivre dans un monde post-tragique. Elle fait peur aux nominalistes, qui craignent qu’admettre le risque revienne à favoriser le fait. Elle accable les musulmans modernes, qui luttent vaillamment dans leur monde contre la régression et voient dans cette expression fatidique l’annonce de ce qui les broiera. Et pourtant… toutes ces dénégations bien intentionnées ne conjurent rien. Les éléments du clash sont à l’oeuvre de part et d’autre.
D’abord dans le monde musulman, du fait d’un long passé qui ne passe pas: après les foudroyantes conquêtes arabes du début, des siècles de croisades, d’affrontements, de colonisation chrétienne suivis d’un XXème siècle humiliant, formellement de décolonisation, mais qui en fait aura conduit le Moyen-Orient de l’empire ottoman à la domination américaine. Plus la plaie vive israelo-palestinienne. Aujourd’hui, le cocktail des rancoeurs, des ignorances croisées et des peurs symétriques reste explosif. Alors que se précise le retour à l’ingérence avec ses conséquences imprévisibles, nous n’aimons pas, nous, occidentaux, nous rappeler ces siècles où l’ingérence occidentale a été la règle, la non-ingérence l’exception. Chez nous, le remord colonial et tiers-mondiste est bien loin, recouvert par l’amnésie et la bonne conscience. Les musulmans, eux, n’ont pas oublié.
On peut essayer de se rassurer en notant que ceux qui, en Islam comme en Occident, cherchent à en découdre, sont ultra minoritaires et que le recours à la violence est condamné partout. Mais ils trouvent dans leur monde un écho. Ainsi, la quasi-totalité des musulmans récuse le terrorisme et le nihilisme islamiste, et la grande majorité résiste aux intégristes; mais dans le même temps, une immense majorité honnit l’Occident, son mépris, son hégémonie, ses diktats, son cynisme au Proche Orient, tout ce qu’exploitent sans relâche les islamistes qui inondent leurs fidèles de prêches haineux, et les terroristes, qui se nourrissent de ces rancoeurs. On peut rétorquer en soulignant les responsabilités musulmanes, le fiasco politique et social des régimes arabes. Cela ne change rien au problème.
En occident, les fondamentalistes américains qui influencent tant aujourd’hui le parti républicain au pouvoir à Washington, et sont alliés avec une partie de la droite et de l’extrême droite israéliennes, les Folamour et les apprenti-sorciers qui veulent »remodeler» à leur façon le Moyen Orient sont très minoritaires. Il n’empêche que, dans leur ensemble, les Occidentaux d’aujourd’hui – sur ce point les Européens ne diffèrent pas des Américains – sont sincèrement convaincus de la valeur universelle, c’est-à-dire de l’absolue supériorité, de la démocratie occidentale sur tous les autres systèmes de valeurs et de l’urgence de sa propagation, notamment dans le monde arabo-musulman. C’est un fait. D’ailleurs, l’administration Bush a joué dans l’affaire irakienne de cette conviction pour essayer d’ébranler le pacifisme ou le multilatéralisme des opinions qui sont contre la guerre, mais ne peuvent pas être contre la démocratie en Irak. Le traumatisme du 11 septembre 2001 ayant libéré à l’encontre de l’Islam bien des inhibitions, une partie de l’occident est ainsi disponible, voire candidate à exercer à nouveau notre séculaire »mission civilisatrice», même s’il y a controverse sur les moyens: le recours aux armes effraie mais pas, sous des noms à peine modernisés, la recolonisation, les protectorats, les mandats. Une nouvelle islamophobie intellectuelle se développe même sans provoquer grande réaction.
Les résistances a cette tentation au sein du monde occidental? Un relativisme culturel embarrassé et déclinant, une complaisance complexée envers l’Islam, un formalisme multilatéral, l’appel à la coopération, le pacifisme des opinions européennes. Mais pas de vraie contestation de principe.
C’est dire que les facteurs de confrontation sont bien réels, et que les événements qui s’annoncent peuvent les aggraver. Ni l’Islam ni l’Occident ne pourront sans doute aller très loin dans le sens des pulsions antagonistes de leurs éléments les plus extrêmes. Ils n’auront d’autre choix que de continuer à coexister. L’Occident est beaucoup plus fort. Aucun terrorisme ne l’affaiblira, au contraire. Et s’il peut assujettir des gouvernements arabes ou effectuer aisément des opérations militaires, il ne pourra ni convertir, ni soumettre les musulmans. Mais, en attendant, le fossé s’élargit sous nos yeux, le ressentiment croît et la disproportion croissante entre l’hyperpuissance américaine et la faiblesse de tous les autres fait que tout peut arriver. Ces remarques seraient valables même sans l’imminence d’une guerre en Irak; elles le sont a fortiori avec.
Nous ne pouvons accepter la fatalité de cette confrontation. Que faire, en ce qui nous concerne, pour l’arrêter? D’abord cesser de faire l’autruche:
– ne pas nier le risque, mais au contraire en prendre la mesure;
– ensuite parler entre politiques, religieux, intellectuels des »deux rives» de ce qui l’alimente, pour trouver ensemble des réponses;
– combattre en nous même la résurgence d’une arrogance et d’un délire de puissance occidentaliste;
– nous méfier des nombreuses fausses bonnes raisons de recoloniser l’ancien tiers-monde;
– contrer les arguments ou les slogans de nos propres extrémistes anti-musulmans comme, Oriana Fallacci;
– imposer – c’est crucial – la création d’un Etat palestinien viable;
– faire, s’il y a lieu, de l’après Saddam Hussein une démonstration de modernisation démocratique et de multilatéralisme réussi;
– soutenir plus courageusement partout les musulmans modernes;
– encourager aux réformes les pays arabo-musulmans, sans diktat ni maladresse dominatrice;
– intégrer mieux les musulmans d’Europe sans transiger quant aux principes fondamentaux de nos sociétés. Tout cela est connu et déjà proclamé? Mais on le fait sans le faire, dans un tissu de contradictions.
De la part des responsables arabes, et musulmans, il serait courageux de reconnaître, que s’il y a risque de clash ce n’est pas seulement du fait d’une pression néo-colonialiste occidentale ou de l’aventurisme de l’administration Bush, mais aussi en raison des rancoeurs et des tensions accumulées au sein du monde arabo-islamique, et à tous ceux qui y font de la haine de l’occident un exutoire. Les intellectuels et les religieux devraient oser aborder sans détour ces problèmes. Quant aux dirigeants de ces pays, s’ils continuent à s’arc-bouter sur un statu-quo «pré-démocratique» sous prétexte de ne pas faire le jeu des islamistes, ils finiront broyés entre ces derniers, leur population et les occidentaux. Ils doivent faire sans tarder de vraies réformes politiques et sociales, celles qui ne sont acceptées que si elles viennent de l’intérieur. Il faut que des visionnaires, des hommes d’Etat occidentaux et musulmans et de grandes figures religieuses concluent un pacte, une alliance pour la réforme, la démocratisation et la coopération dont les objectifs seraient affichés et les risques assumés solidairement.
Rien ne prédispose les Etats-Unis d’aujourd’hui à concevoir cette stratégie ni à mener cette politique. Les musulmans modernes ne leur feraient d’ailleurs pas confiance, même après une impressionnante démonstration de force militaire en Irak. Sauf si l’administration Bush changerait radicalement de politique dans l’affaire israélo-palestinienne et devenait porteuse d’espérance pour tous les peuples de la région. Mais tout annonce le contraire.
C’est donc l’Europe qui pourrait en être le concepteur et l’initiateur. L’Europe, aux divergences démasquées par l’épreuve irakienne? Oui, l’Europe quand même, car elle dispose pour ce faire de tous les atouts à commencer par l’intelligence historique de la situation. Elle pourrait trouver là, si elle en a la volonté, de quoi refaire son unité et jouer un rôle à sa mesure dans un monde désemparé aux fractures rouvertes.
On mesure dans quelle poudrière l’administration Bush veut à tout prix mettre en œuvre ses projets. Mais, même si la guerre en Irak devait au bout du compte ne pas avoir lieu, nous serons quand même, nous Occidentaux, placés devant ce défi: il n’y aura pas de communauté internationale tant que nous n’aurons écarté le spectre d’un affrontement islam-Occident, tant que nous n’aurons pas su lui ôter toute justification, et lui substituer une autre vision, partagée, de l’avenir de l’humanité, en nous libérant des siècles qui nous pré-déterminent.
Le choc des civilisations? Plutôt que de nous offusquer de cette théorie, trouvons les moyens d’en sortir, car il a commencé il y a longtemps, il se poursuit sous nos yeux, il peut s’aggraver. Comment nier le choc Islam-Occident alors même qu’il se manifeste de mille façons, que ses racines plongent profondément dans l’histoire, que des extrémistes spéculent sur lui, et qu’une guerre en Irak, la privation de toute espérance pour les Palestiniens, le terrorisme islamique et l’ubris américain peuvent le faire dégénérer? On a caricaturé Samuel P. Huntington, comme s’il avait préconisé cet affrontement, alors qu’il prévenait d’un risque. Sa formule de »clash des civilisations» heurte ou fait peur. Elle heurte en Occident les hommes de bonne volonté engagés dans cet exorcisme rituel qu’est le dialogue des cultures ainsi que tous ceux qui croient en l’existence d’une seule civilisation: la démocratie. Elle effraie les Européens qui aspiraient à vivre dans un monde post-tragique. Elle fait peur aux nominalistes, qui craignent qu’admettre le risque revienne à favoriser le fait. Elle accable les musulmans modernes, qui luttent vaillamment dans leur monde contre la régression et voient dans cette expression fatidique l’annonce de ce qui les broiera. Et pourtant… toutes ces dénégations bien intentionnées ne conjurent rien. Les éléments du clash sont à l’oeuvre de part et d’autre.
D’abord dans le monde musulman, du fait d’un long passé qui ne passe pas: après les foudroyantes conquêtes arabes du début, des siècles de croisades, d’affrontements, de colonisation chrétienne suivis d’un XXème siècle humiliant, formellement de décolonisation, mais qui en fait aura conduit le Moyen-Orient de l’empire ottoman à la domination américaine. Plus la plaie vive israelo-palestinienne. Aujourd’hui, le cocktail des rancoeurs, des ignorances croisées et des peurs symétriques reste explosif. Alors que se précise le retour à l’ingérence avec ses conséquences imprévisibles, nous n’aimons pas, nous, occidentaux, nous rappeler ces siècles où l’ingérence occidentale a été la règle, la non-ingérence l’exception. Chez nous, le remord colonial et tiers-mondiste est bien loin, recouvert par l’amnésie et la bonne conscience. Les musulmans, eux, n’ont pas oublié.
On peut essayer de se rassurer en notant que ceux qui, en Islam comme en Occident, cherchent à en découdre, sont ultra minoritaires et que le recours à la violence est condamné partout. Mais ils trouvent dans leur monde un écho. Ainsi, la quasi-totalité des musulmans récuse le terrorisme et le nihilisme islamiste, et la grande majorité résiste aux intégristes; mais dans le même temps, une immense majorité honnit l’Occident, son mépris, son hégémonie, ses diktats, son cynisme au Proche Orient, tout ce qu’exploitent sans relâche les islamistes qui inondent leurs fidèles de prêches haineux, et les terroristes, qui se nourrissent de ces rancoeurs. On peut rétorquer en soulignant les responsabilités musulmanes, le fiasco politique et social des régimes arabes. Cela ne change rien au problème.
En occident, les fondamentalistes américains qui influencent tant aujourd’hui le parti républicain au pouvoir à Washington, et sont alliés avec une partie de la droite et de l’extrême droite israéliennes, les Folamour et les apprenti-sorciers qui veulent »remodeler» à leur façon le Moyen Orient sont très minoritaires. Il n’empêche que, dans leur ensemble, les Occidentaux d’aujourd’hui – sur ce point les Européens ne diffèrent pas des Américains – sont sincèrement convaincus de la valeur universelle, c’est-à-dire de l’absolue supériorité, de la démocratie occidentale sur tous les autres systèmes de valeurs et de l’urgence de sa propagation, notamment dans le monde arabo-musulman. C’est un fait. D’ailleurs, l’administration Bush a joué dans l’affaire irakienne de cette conviction pour essayer d’ébranler le pacifisme ou le multilatéralisme des opinions qui sont contre la guerre, mais ne peuvent pas être contre la démocratie en Irak. Le traumatisme du 11 septembre 2001 ayant libéré à l’encontre de l’Islam bien des inhibitions, une partie de l’occident est ainsi disponible, voire candidate à exercer à nouveau notre séculaire »mission civilisatrice», même s’il y a controverse sur les moyens: le recours aux armes effraie mais pas, sous des noms à peine modernisés, la recolonisation, les protectorats, les mandats. Une nouvelle islamophobie intellectuelle se développe même sans provoquer grande réaction.
Les résistances a cette tentation au sein du monde occidental? Un relativisme culturel embarrassé et déclinant, une complaisance complexée envers l’Islam, un formalisme multilatéral, l’appel à la coopération, le pacifisme des opinions européennes. Mais pas de vraie contestation de principe.
C’est dire que les facteurs de confrontation sont bien réels, et que les événements qui s’annoncent peuvent les aggraver. Ni l’Islam ni l’Occident ne pourront sans doute aller très loin dans le sens des pulsions antagonistes de leurs éléments les plus extrêmes. Ils n’auront d’autre choix que de continuer à coexister. L’Occident est beaucoup plus fort. Aucun terrorisme ne l’affaiblira, au contraire. Et s’il peut assujettir des gouvernements arabes ou effectuer aisément des opérations militaires, il ne pourra ni convertir, ni soumettre les musulmans. Mais, en attendant, le fossé s’élargit sous nos yeux, le ressentiment croît et la disproportion croissante entre l’hyperpuissance américaine et la faiblesse de tous les autres fait que tout peut arriver. Ces remarques seraient valables même sans l’imminence d’une guerre en Irak; elles le sont a fortiori avec.
Nous ne pouvons accepter la fatalité de cette confrontation. Que faire, en ce qui nous concerne, pour l’arrêter? D’abord cesser de faire l’autruche:
– ne pas nier le risque, mais au contraire en prendre la mesure;
– ensuite parler entre politiques, religieux, intellectuels des »deux rives» de ce qui l’alimente, pour trouver ensemble des réponses;
– combattre en nous même la résurgence d’une arrogance et d’un délire de puissance occidentaliste;
– nous méfier des nombreuses fausses bonnes raisons de recoloniser l’ancien tiers-monde;
– contrer les arguments ou les slogans de nos propres extrémistes anti-musulmans comme, Oriana Fallacci;
– imposer – c’est crucial – la création d’un Etat palestinien viable;
– faire, s’il y a lieu, de l’après Saddam Hussein une démonstration de modernisation démocratique et de multilatéralisme réussi;
– soutenir plus courageusement partout les musulmans modernes;
– encourager aux réformes les pays arabo-musulmans, sans diktat ni maladresse dominatrice;
– intégrer mieux les musulmans d’Europe sans transiger quant aux principes fondamentaux de nos sociétés. Tout cela est connu et déjà proclamé? Mais on le fait sans le faire, dans un tissu de contradictions.
De la part des responsables arabes, et musulmans, il serait courageux de reconnaître, que s’il y a risque de clash ce n’est pas seulement du fait d’une pression néo-colonialiste occidentale ou de l’aventurisme de l’administration Bush, mais aussi en raison des rancoeurs et des tensions accumulées au sein du monde arabo-islamique, et à tous ceux qui y font de la haine de l’occident un exutoire. Les intellectuels et les religieux devraient oser aborder sans détour ces problèmes. Quant aux dirigeants de ces pays, s’ils continuent à s’arc-bouter sur un statu-quo «pré-démocratique» sous prétexte de ne pas faire le jeu des islamistes, ils finiront broyés entre ces derniers, leur population et les occidentaux. Ils doivent faire sans tarder de vraies réformes politiques et sociales, celles qui ne sont acceptées que si elles viennent de l’intérieur. Il faut que des visionnaires, des hommes d’Etat occidentaux et musulmans et de grandes figures religieuses concluent un pacte, une alliance pour la réforme, la démocratisation et la coopération dont les objectifs seraient affichés et les risques assumés solidairement.
Rien ne prédispose les Etats-Unis d’aujourd’hui à concevoir cette stratégie ni à mener cette politique. Les musulmans modernes ne leur feraient d’ailleurs pas confiance, même après une impressionnante démonstration de force militaire en Irak. Sauf si l’administration Bush changerait radicalement de politique dans l’affaire israélo-palestinienne et devenait porteuse d’espérance pour tous les peuples de la région. Mais tout annonce le contraire.
C’est donc l’Europe qui pourrait en être le concepteur et l’initiateur. L’Europe, aux divergences démasquées par l’épreuve irakienne? Oui, l’Europe quand même, car elle dispose pour ce faire de tous les atouts à commencer par l’intelligence historique de la situation. Elle pourrait trouver là, si elle en a la volonté, de quoi refaire son unité et jouer un rôle à sa mesure dans un monde désemparé aux fractures rouvertes.
On mesure dans quelle poudrière l’administration Bush veut à tout prix mettre en œuvre ses projets. Mais, même si la guerre en Irak devait au bout du compte ne pas avoir lieu, nous serons quand même, nous Occidentaux, placés devant ce défi: il n’y aura pas de communauté internationale tant que nous n’aurons écarté le spectre d’un affrontement islam-Occident, tant que nous n’aurons pas su lui ôter toute justification, et lui substituer une autre vision, partagée, de l’avenir de l’humanité, en nous libérant des siècles qui nous pré-déterminent.