A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à La Tribune.
Vous avez dirigé un livre racontant l’histoire de diplomates illustres, qui vient de paraître. Selon vous, le temps de ces grands négociateurs est révolu. C’est de mauvais augure quand la guerre continue en Ukraine ou à Gaza, que les tensions montent à Taïwan et ailleurs…
Je n’ai pas dit qu’il n’y aurait plus de négociateurs. Dans notre monde globalisé, il y a sans cesse des négociations dans tous les domaines – économie, technologie, défense, sécurité, santé, IA, etc. Il n’y a donc jamais eu autant de négociateurs. Mais pourront-ils développer des carrières ou des destins de grands négociateurs, comparables aux personnalités dont cet ouvrage rassemble les portraits ? Je ne le pense pas. Ils n’en auront pas l’occasion, ni le temps, ni l’espace. L’opinion ne s’attachera pas à des négociateurs extrêmement importants pour un an ou deux. Le rôle des Ministres des Affaires Étrangères eux-mêmes restera important mais sera de plus en plus relativisé au milieu d’un plus grand nombre d’acteurs. Mais quand Benoît Yvert, qui a eu l’idée du livre, m’a demandé d’en assurer la direction et d’en rédiger la préface et la postface, j’ai accepté parce que précisément c’est un vrai enjeu. Nous commençons avec Mazarin – nous aurions pu commencer avec Richelieu, mais il est vraiment très connu – et allons jusqu’à l’époque contemporaine avec Boutros-Ghali, Kofi Annan, Kissinger, et même Lavrov. Étant donné que le monde ne constitue pas une « communauté » internationale, et que le monde est plus compliqué que pendant la guerre froide, il est très utile de réétudier comment ceux qui ont géré, bien ou mal, les politiques françaises, anglaises, prussiennes, autrichiennes, russes, etc., et ont réussi ou non à maîtriser les rapports de force. Car cela n’est pas sans rapport avec le monde actuel : États-Unis, Chine, Russie, Inde, Moyen-Orient, Europe, etc.
Vous expliquez que les maux de notre époque, l’individualisme, le wokisme, les écrans, etc. ont un impact sur la diplomatie. On croyait le monde des diplomates à l’abri et empreint de sagesse…
Précisément, les relations diplomatiques ne sont plus à l’abri de rien. Ils sont censés réintroduire de la sagesse dans la gestion des conflits, mais c’est de plus en plus dur dans un monde hystérisé par l’information continue, et dans lequel les réseaux sociaux excitent les passions. Il faut revenir à l’histoire récente, après la fin de l’URSS. L’Occident a cru que l’Histoire était finie (cf. Fukuyama) et que la démocratie et le marché était définitivement installés. Pour les États-Unis, cela voulait dire qu’ils étaient maître du monde et que, par arrogance olympienne, ils n’avaient plus à se soucier de toutes sortes de conflits agitant des peuples retardataires. Se considérant comme totalement dominant, ils ont pu reprendre le vieux discours sur le commerce qui favorise la paix. Ils ont donc mondialisé l’économie globale. Cela a en effet enrichi le monde, notamment la Chine, mais a eu même temps des conséquences dévastatrices sur les classes moyennes des pays occidentaux. D’où le trumpisme, le Brexit, et la montée des extrémismes en Europe, où cela s’ajoute au sentiment que les flux migratoires ne sont pas assez gérés.
A l’heure actuelle, pour des raisons géopolitiques évidentes, la mondialisation se fragmente, mais cela n’ira pas jusqu’à la formation de blocs complètement fermés, hermétiques et hostiles entre eux. Nous voilà loin, apparemment, des diplomates, alors qu’en réalité on aurait plus que jamais besoin d’eux.
Les démocraties occidentales se sont-elles fragilisées toutes seules ? Ou subissent-elles les manœuvres de puissances illibérales ?
Les démocraties sont d’abord fragilisées par le décrochage de leurs classes moyennes envers une mondialisation, et une intégration européenne, trop brutales. Elles sont aussi fragilisées par la revendication, attisée par les réseaux, d’une démocratie directe, qui s’attaque directement à la démocratie représentative. Cela rend le gouvernement des démocraties plus compliqué que jamais. Il y a certes les accusations, les campagnes, les calomnies, les mensonges (en 14-18, ça s’appelait le bourrage de crâne) qui sont nuisibles, voire dangereux, mais pour moi ce n’est pas l’origine du problème, cela s’ajoute. Il ne faut pas oublier le wokisme qui finit par perturber sérieusement l’enseignement supérieur, la réflexion, le fonctionnement des sociétés, débat, communication, culture, marketing, dans plusieurs démocraties, sous influence des névroses américaines.
Les relations économiques peuvent-elles apaiser les tensions ? Le « doux commerce » de Montesquieu reste-t-il un remède à la guerre ?
C’est évidemment mieux de commercer que de se faire la guerre. Mais la vieille croyance dans le « doux commerce » de Montesquieu a souvent été démentie, à commencer par la guerre de 14. Pendant la guerre froide, certains parlaient en Occident, à propos du commerce avec l’URSS, des « armes de la paix ». C’était évidemment plus intelligent que les approches binaires, mais ce qui garantit la paix, c’est plutôt la dissuasion mutuelle. Dans la période récente, « l’Europe » avait mis au premier plan cette croyance parce qu’elle ne dispose pas des moyens de la vraie puissance. Elle n’a pas été conçue pour cela. Ce sont les Européens qui avaient demandé aux États-Unis de créer l’OTAN. Plusieurs dizaines d’années après, ce n’était pas étonnant que l’Europe prône une ouverture commerciale encore plus poussée que celle des États-Unis et qu’elle valorise ses normes et ses valeurs. On voit que c’était ingénu. On reproche aux Allemands d’avoir trop misés sur le gaz russe bon marché. Mais les États-Unis ont eu le même raisonnement quand ils ont fait entrer, avec l’accord de la Commission Européenne, la Chine dans l’OMC alors qu’elle ne remplissait pas les conditions. On voit donc bien que la globalisation économique n’a pas fait disparaitre les conflits entre puissances, c’est même l’inverse. Les différentes puissances dans le monde ne veulent pas renoncer aux échanges économiques, même si ils vont être moins ouverts. Mais cela n’a pas empêché les conflits actuels, cela ne nous garantit pas contre des conflits futurs et, à l’Assemblée Générale des Nations Unies, 40 pays représentant les deux tiers de l’humanité n’ont pas voulu rejoindre les Occidentaux dans leur condamnation de l’invasion russe en Ukraine. Non pas qu’ils aiment Poutine ou la guerre, mais ils ne veulent pas être dans notre camp. La globalisation économique n’a pas fait disparaître cette réalité.
C’est un échec de nos valeurs, du droit international ?
Ça n’est pas philosophiquement un échec de nos valeurs, auxquelles je crois comme vous, mais ça montre les limites de notre capacité à les imposer aux autres. Ce n’est donc pas un problème de valeurs mais de prosélytisme, ou d’esprit missionnaire, ou de croisade. C’est ça qui ne marche plus, d’autant que les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. Il ne faut pas renoncer à nos valeurs, mais les invoquer avec plus de vraisemblance. Quant au droit international, c’est une belle idée, une remarquable construction, mais il n’y a pas de force supérieure pour l’imposer aux récalcitrants. Les Européens l’invoquent souvent, mais on voit bien que ça ne marche pas. Ou alors ce sont des peuples désespérés qui en espèrent l’application et pensent n’avoir plus d’autres recours (Kurdes, Arméniens, Palestiniens, Tibétains, Ouighours), quand ils peuvent se faire entendre. Là aussi nous devons maintenir nos valeurs, sans mentir, et donc sans faire de promesses intenables.
Dans ce monde-là, quelle est l’urgence ?
D’abord, l’écologie. La vraie urgence pour l’humanité, quelle que soit la situation géopolitique chaotique du monde, c’est que la Terre reste habitable. Il ne s’agit pas simplement de sauver la « planète ». S’il n’y reste que des fourmis … Il y a un compte à rebours, une course de vitesse entre la détérioration des conditions de vie sur la planète et ce que j’appelle l’écologisation, c’est-à-dire la transformation de tous les modes de vie et de production, qui a débuté. Je ne serai pas étonné que dans les prochaines années, le rendez-vous annuel le plus important soient les COP, davantage que l’Assemblée générale des Nations Unies, le G20, le G7, les Conseils européens, ou les sommets des BRICS.
Lors de sa conférence de presse, Emmanuel Macron a expliqué que la priorité était d’abord que l’Ukraine gagne la guerre contre la Russie.
Il a raison. On ne peut pas laisser Poutine gagner. Ce qui se passe est déjà horrible pour les Ukrainiens, mais ce serait bien pire, et extrêmement dangereux pour nous. C’est d’ailleurs depuis l’origine la ligne du Président Biden. Même ceux qui pensent que les États-Unis auraient dû avoir une toute autre politique dans les dix premières années de la Russie, ont la même position aujourd’hui. Mais les États-Unis, et en réalité presque tous les Européens, ne veulent pas non plus être pris dans l’engrenage d’une guerre directe contre la Russie (ce que préconisent quelques voix isolées). Mais la situation actuelle sur le terrain du côté ukrainien est grave. Vous voyez que l’inquiétude se répand. Si la défense ukrainienne paraissait vraiment en danger, les États-Unis n’auront pas le choix, ils devront s’engager beaucoup plus. À cela s’ajoute l’hypothèse, possible, d’un retour de Trump.
Ne serait-il pas temps d’ouvrir des négociations?
Mais qui négocierait avec qui ? Poutine n’y a pas intérêt. Il n’en a pas l’intention et il espère le retour de Trump. Les Ukrainiens refusent toute idée de négociation car ils espèrent toujours récupérer les territoires occupés par les Russes. Est-ce que la double menace d’une victoire russe et d’un retour de Donald Trump pourrait pousser – peut-être – Joe Biden à recommander à Volodymyr Zelinsky d’accepter un cessez-le-feu ? Mais ce n’est qu’une hypothèse très fragile. Il se peut que même-là les Ukrainiens refusent, et Poutine chercherait sans doute à en profiter. Ce n’est pas après le retour de Trump que ces questions dramatiques se posent, c’est avant, dès maintenant.
Les États-Unis sont plutôt obsédés par la Chine, ne pourraient-ils pas être tentés de se désengager de l’Europe ?
Même si les États-Unis ont fait de la Chine leur défi numéro un, depuis Obama, non, ils ne peuvent pas complètement se désengager de l’Europe. Aucun président ne peut annuler le traité de 1949. Même Trump ne l’a pas fait et il ne pourrait pas non plus le faire la fois suivante. Mais il pourrait bien sûr redéployer une partie des forces américaines déployés en l’Europe vers l’Asie. Mais il est vrai que faire pièce aux ambitions chinoises est le seul sujet sur lequel il y a encore un consensus aux États-Unis. Pour ces raisons aussi, 2024-2025 vont être des heures de vérité pour l’Europe.
La semaine dernière, les Taïwanais ont à nouveau choisi le candidat du Parti démocratique du peuple, qui s’oppose à Pékin. Pensez-vous que la Chine pourrait envahir l’île?
Non, ils vont essayer de s’y prendre autrement. Ils vont certainement continuer à les harceler, essayer de prendre pied sur certains îlots, mener des cyberattaques, faire de la propagande inquiétante, etc. Mais ce n’est pas évident qu’ils aient les moyens d’une attaque. Ensuite, il faudrait que le régime soit absolument sûr qu’il n’y aurait pas une sérieuse riposte des États-Unis, de la Corée du sud et du Japon. Car sinon, ils prendraient un risque énorme pour eux. Et un échec ne mettrait pas en danger le régime communiste, mais l’équipe de Xi Jinping, certainement. Je m’attends plutôt à une stratégie axée sur la patience, à l’image du chat qui attend sa proie.
L’un des autres points chauds est le Proche-Orient. Quelle est votre analyse aujourd’hui, 100 jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël?
Après le 7 octobre, il était impossible qu’Israël, quel que soit son gouvernement, ne fasse pas tout pour détruire la branche armée du Hamas. Et aucune puissance au monde, ni aucune émotion devant les horreurs des opérations, ne pourra les en empêcher. Vont-ils atteindre leurs buts ? Je n’en sais rien. Mais si cette branche armée est effectivement neutralisée, il n’est pas impossible que le Hamas « politique » (les chefs qui sont à Doha) cherchent à reprendre la main, à se rapprocher de l’Autorité palestinienne qu’ils ont toujours combattu et soit d’une façon ou d’une autre partie prenante dans une éventuelle relance d’un processus de négociation, qui devrait conduire à la création d’un petit État palestinien démilitarisé. C’est ce que disent Biden et son équipe. Naturellement, cela ne peut être relancé que si le Likoud écarte Netanyahou. Or, celui-ci fera tout pour faire durer la guerre, et même pour l’élargir, car cela le protège. Mais si ça a lieu quand même, Biden travaillera avec un nouveau premier Ministre israélien. Ils n’auront pas de mal à trouver et à recrédibilier un interlocuteur palestinien non-Hamas (sous réserve du rapprochement auquel j’ai fait allusion). Les dirigeants des grands pays arabes, trop heureux de pouvoir faire oublier qu’ils étaient prêts à normaliser leurs relations avec Israël sans avoir rien demandé en réalité pour les Palestiniens, s’associeraient certainement à cette démarche. Et la France y jouerait certainement un rôle. Si un tel processus est relancé, les protagonistes seront immédiatement des cibles pour les extrémistes dans les deux camps, comme l’avaient été Sadate, Rabin, et même Arafat, qui n’a pas été assassiné directement mais constamment menacé. L’opinion israélienne, traumatisée, n’est absolument pas sur cette ligne. Mais quelques personnalités israéliennes remarquables espèrent que, étant donné que la politique la plus dure et la plus répressive contre les Palestiniens, celle de Netanyahou, n’a même pas garanti la sécurité aux Israéliens, l’opinion israélienne sera capable d’écouter un raisonnement qui avait été celui d’Yitzhak Rabin. Sinon, c’est le malheur sans fin.
Emmanuel Macron a essuyé des critiques des deux camps, en regard d’une position qui apparaissait peu claire à beaucoup. Quel est votre avis ?
Lors de sa récente conférence de presse, il a conclu sur la nécessité d’œuvrer pour un État palestinien. Tout ce qu’a fait le Président depuis le début de la guerre de Gaza, sur les otages, sur l’humanitaire, est bien. Maintenant, la France devrait se réinsérer activement, utilement, dans un processus de paix dès que ce sera possible. La France doit pouvoir montrer aux 600.000 juifs et aux millions de musulmans de nationalité française, ou qui habitent en France, qu’elle fait tout pour trouver une solution.
La France pèse-t-elle encore sur la scène internationale ?
Voilà une inquiétude bien française. Mais la France n’est pas une vieille actrice qui demande un rôle. Nous avons comme toujours, une influence – celle d’une puissance moyenne d’influence mondiale – et des intérêts vitaux à défendre. Certes, globalement les Occidentaux ont relativement perdu de l’influence, c’est vrai aussi des Européens, et donc de la France. Mais n’exagérons pas non plus. Nous avons énormément d’atouts. Les Français sont souvent trop pessimistes.
Il faut être lucides sur nos moyens, ne pas redevenir grandiloquent et prétentieux, mais pas non plus nous sous-estimer. Bien sûr, tout cela commence par un énorme effort de redressement économique et de reconstitution de la cohésion sociale.
Propos recueillis par Nicolas Prissette et Robert Jules
A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à La Tribune.
Vous avez dirigé un livre racontant l’histoire de diplomates illustres, qui vient de paraître. Selon vous, le temps de ces grands négociateurs est révolu. C’est de mauvais augure quand la guerre continue en Ukraine ou à Gaza, que les tensions montent à Taïwan et ailleurs…
Je n’ai pas dit qu’il n’y aurait plus de négociateurs. Dans notre monde globalisé, il y a sans cesse des négociations dans tous les domaines – économie, technologie, défense, sécurité, santé, IA, etc. Il n’y a donc jamais eu autant de négociateurs. Mais pourront-ils développer des carrières ou des destins de grands négociateurs, comparables aux personnalités dont cet ouvrage rassemble les portraits ? Je ne le pense pas. Ils n’en auront pas l’occasion, ni le temps, ni l’espace. L’opinion ne s’attachera pas à des négociateurs extrêmement importants pour un an ou deux. Le rôle des Ministres des Affaires Étrangères eux-mêmes restera important mais sera de plus en plus relativisé au milieu d’un plus grand nombre d’acteurs. Mais quand Benoît Yvert, qui a eu l’idée du livre, m’a demandé d’en assurer la direction et d’en rédiger la préface et la postface, j’ai accepté parce que précisément c’est un vrai enjeu. Nous commençons avec Mazarin – nous aurions pu commencer avec Richelieu, mais il est vraiment très connu – et allons jusqu’à l’époque contemporaine avec Boutros-Ghali, Kofi Annan, Kissinger, et même Lavrov. Étant donné que le monde ne constitue pas une « communauté » internationale, et que le monde est plus compliqué que pendant la guerre froide, il est très utile de réétudier comment ceux qui ont géré, bien ou mal, les politiques françaises, anglaises, prussiennes, autrichiennes, russes, etc., et ont réussi ou non à maîtriser les rapports de force. Car cela n’est pas sans rapport avec le monde actuel : États-Unis, Chine, Russie, Inde, Moyen-Orient, Europe, etc.
Vous expliquez que les maux de notre époque, l’individualisme, le wokisme, les écrans, etc. ont un impact sur la diplomatie. On croyait le monde des diplomates à l’abri et empreint de sagesse…
Précisément, les relations diplomatiques ne sont plus à l’abri de rien. Ils sont censés réintroduire de la sagesse dans la gestion des conflits, mais c’est de plus en plus dur dans un monde hystérisé par l’information continue, et dans lequel les réseaux sociaux excitent les passions. Il faut revenir à l’histoire récente, après la fin de l’URSS. L’Occident a cru que l’Histoire était finie (cf. Fukuyama) et que la démocratie et le marché était définitivement installés. Pour les États-Unis, cela voulait dire qu’ils étaient maître du monde et que, par arrogance olympienne, ils n’avaient plus à se soucier de toutes sortes de conflits agitant des peuples retardataires. Se considérant comme totalement dominant, ils ont pu reprendre le vieux discours sur le commerce qui favorise la paix. Ils ont donc mondialisé l’économie globale. Cela a en effet enrichi le monde, notamment la Chine, mais a eu même temps des conséquences dévastatrices sur les classes moyennes des pays occidentaux. D’où le trumpisme, le Brexit, et la montée des extrémismes en Europe, où cela s’ajoute au sentiment que les flux migratoires ne sont pas assez gérés.
A l’heure actuelle, pour des raisons géopolitiques évidentes, la mondialisation se fragmente, mais cela n’ira pas jusqu’à la formation de blocs complètement fermés, hermétiques et hostiles entre eux. Nous voilà loin, apparemment, des diplomates, alors qu’en réalité on aurait plus que jamais besoin d’eux.
Les démocraties occidentales se sont-elles fragilisées toutes seules ? Ou subissent-elles les manœuvres de puissances illibérales ?
Les démocraties sont d’abord fragilisées par le décrochage de leurs classes moyennes envers une mondialisation, et une intégration européenne, trop brutales. Elles sont aussi fragilisées par la revendication, attisée par les réseaux, d’une démocratie directe, qui s’attaque directement à la démocratie représentative. Cela rend le gouvernement des démocraties plus compliqué que jamais. Il y a certes les accusations, les campagnes, les calomnies, les mensonges (en 14-18, ça s’appelait le bourrage de crâne) qui sont nuisibles, voire dangereux, mais pour moi ce n’est pas l’origine du problème, cela s’ajoute. Il ne faut pas oublier le wokisme qui finit par perturber sérieusement l’enseignement supérieur, la réflexion, le fonctionnement des sociétés, débat, communication, culture, marketing, dans plusieurs démocraties, sous influence des névroses américaines.
Les relations économiques peuvent-elles apaiser les tensions ? Le « doux commerce » de Montesquieu reste-t-il un remède à la guerre ?
C’est évidemment mieux de commercer que de se faire la guerre. Mais la vieille croyance dans le « doux commerce » de Montesquieu a souvent été démentie, à commencer par la guerre de 14. Pendant la guerre froide, certains parlaient en Occident, à propos du commerce avec l’URSS, des « armes de la paix ». C’était évidemment plus intelligent que les approches binaires, mais ce qui garantit la paix, c’est plutôt la dissuasion mutuelle. Dans la période récente, « l’Europe » avait mis au premier plan cette croyance parce qu’elle ne dispose pas des moyens de la vraie puissance. Elle n’a pas été conçue pour cela. Ce sont les Européens qui avaient demandé aux États-Unis de créer l’OTAN. Plusieurs dizaines d’années après, ce n’était pas étonnant que l’Europe prône une ouverture commerciale encore plus poussée que celle des États-Unis et qu’elle valorise ses normes et ses valeurs. On voit que c’était ingénu. On reproche aux Allemands d’avoir trop misés sur le gaz russe bon marché. Mais les États-Unis ont eu le même raisonnement quand ils ont fait entrer, avec l’accord de la Commission Européenne, la Chine dans l’OMC alors qu’elle ne remplissait pas les conditions. On voit donc bien que la globalisation économique n’a pas fait disparaitre les conflits entre puissances, c’est même l’inverse. Les différentes puissances dans le monde ne veulent pas renoncer aux échanges économiques, même si ils vont être moins ouverts. Mais cela n’a pas empêché les conflits actuels, cela ne nous garantit pas contre des conflits futurs et, à l’Assemblée Générale des Nations Unies, 40 pays représentant les deux tiers de l’humanité n’ont pas voulu rejoindre les Occidentaux dans leur condamnation de l’invasion russe en Ukraine. Non pas qu’ils aiment Poutine ou la guerre, mais ils ne veulent pas être dans notre camp. La globalisation économique n’a pas fait disparaître cette réalité.
C’est un échec de nos valeurs, du droit international ?
Ça n’est pas philosophiquement un échec de nos valeurs, auxquelles je crois comme vous, mais ça montre les limites de notre capacité à les imposer aux autres. Ce n’est donc pas un problème de valeurs mais de prosélytisme, ou d’esprit missionnaire, ou de croisade. C’est ça qui ne marche plus, d’autant que les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. Il ne faut pas renoncer à nos valeurs, mais les invoquer avec plus de vraisemblance. Quant au droit international, c’est une belle idée, une remarquable construction, mais il n’y a pas de force supérieure pour l’imposer aux récalcitrants. Les Européens l’invoquent souvent, mais on voit bien que ça ne marche pas. Ou alors ce sont des peuples désespérés qui en espèrent l’application et pensent n’avoir plus d’autres recours (Kurdes, Arméniens, Palestiniens, Tibétains, Ouighours), quand ils peuvent se faire entendre. Là aussi nous devons maintenir nos valeurs, sans mentir, et donc sans faire de promesses intenables.
Dans ce monde-là, quelle est l’urgence ?
D’abord, l’écologie. La vraie urgence pour l’humanité, quelle que soit la situation géopolitique chaotique du monde, c’est que la Terre reste habitable. Il ne s’agit pas simplement de sauver la « planète ». S’il n’y reste que des fourmis … Il y a un compte à rebours, une course de vitesse entre la détérioration des conditions de vie sur la planète et ce que j’appelle l’écologisation, c’est-à-dire la transformation de tous les modes de vie et de production, qui a débuté. Je ne serai pas étonné que dans les prochaines années, le rendez-vous annuel le plus important soient les COP, davantage que l’Assemblée générale des Nations Unies, le G20, le G7, les Conseils européens, ou les sommets des BRICS.
Lors de sa conférence de presse, Emmanuel Macron a expliqué que la priorité était d’abord que l’Ukraine gagne la guerre contre la Russie.
Il a raison. On ne peut pas laisser Poutine gagner. Ce qui se passe est déjà horrible pour les Ukrainiens, mais ce serait bien pire, et extrêmement dangereux pour nous. C’est d’ailleurs depuis l’origine la ligne du Président Biden. Même ceux qui pensent que les États-Unis auraient dû avoir une toute autre politique dans les dix premières années de la Russie, ont la même position aujourd’hui. Mais les États-Unis, et en réalité presque tous les Européens, ne veulent pas non plus être pris dans l’engrenage d’une guerre directe contre la Russie (ce que préconisent quelques voix isolées). Mais la situation actuelle sur le terrain du côté ukrainien est grave. Vous voyez que l’inquiétude se répand. Si la défense ukrainienne paraissait vraiment en danger, les États-Unis n’auront pas le choix, ils devront s’engager beaucoup plus. À cela s’ajoute l’hypothèse, possible, d’un retour de Trump.
Ne serait-il pas temps d’ouvrir des négociations?
Mais qui négocierait avec qui ? Poutine n’y a pas intérêt. Il n’en a pas l’intention et il espère le retour de Trump. Les Ukrainiens refusent toute idée de négociation car ils espèrent toujours récupérer les territoires occupés par les Russes. Est-ce que la double menace d’une victoire russe et d’un retour de Donald Trump pourrait pousser – peut-être – Joe Biden à recommander à Volodymyr Zelinsky d’accepter un cessez-le-feu ? Mais ce n’est qu’une hypothèse très fragile. Il se peut que même-là les Ukrainiens refusent, et Poutine chercherait sans doute à en profiter. Ce n’est pas après le retour de Trump que ces questions dramatiques se posent, c’est avant, dès maintenant.
Les États-Unis sont plutôt obsédés par la Chine, ne pourraient-ils pas être tentés de se désengager de l’Europe ?
Même si les États-Unis ont fait de la Chine leur défi numéro un, depuis Obama, non, ils ne peuvent pas complètement se désengager de l’Europe. Aucun président ne peut annuler le traité de 1949. Même Trump ne l’a pas fait et il ne pourrait pas non plus le faire la fois suivante. Mais il pourrait bien sûr redéployer une partie des forces américaines déployés en l’Europe vers l’Asie. Mais il est vrai que faire pièce aux ambitions chinoises est le seul sujet sur lequel il y a encore un consensus aux États-Unis. Pour ces raisons aussi, 2024-2025 vont être des heures de vérité pour l’Europe.
La semaine dernière, les Taïwanais ont à nouveau choisi le candidat du Parti démocratique du peuple, qui s’oppose à Pékin. Pensez-vous que la Chine pourrait envahir l’île?
Non, ils vont essayer de s’y prendre autrement. Ils vont certainement continuer à les harceler, essayer de prendre pied sur certains îlots, mener des cyberattaques, faire de la propagande inquiétante, etc. Mais ce n’est pas évident qu’ils aient les moyens d’une attaque. Ensuite, il faudrait que le régime soit absolument sûr qu’il n’y aurait pas une sérieuse riposte des États-Unis, de la Corée du sud et du Japon. Car sinon, ils prendraient un risque énorme pour eux. Et un échec ne mettrait pas en danger le régime communiste, mais l’équipe de Xi Jinping, certainement. Je m’attends plutôt à une stratégie axée sur la patience, à l’image du chat qui attend sa proie.
L’un des autres points chauds est le Proche-Orient. Quelle est votre analyse aujourd’hui, 100 jours après l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël?
Après le 7 octobre, il était impossible qu’Israël, quel que soit son gouvernement, ne fasse pas tout pour détruire la branche armée du Hamas. Et aucune puissance au monde, ni aucune émotion devant les horreurs des opérations, ne pourra les en empêcher. Vont-ils atteindre leurs buts ? Je n’en sais rien. Mais si cette branche armée est effectivement neutralisée, il n’est pas impossible que le Hamas « politique » (les chefs qui sont à Doha) cherchent à reprendre la main, à se rapprocher de l’Autorité palestinienne qu’ils ont toujours combattu et soit d’une façon ou d’une autre partie prenante dans une éventuelle relance d’un processus de négociation, qui devrait conduire à la création d’un petit État palestinien démilitarisé. C’est ce que disent Biden et son équipe. Naturellement, cela ne peut être relancé que si le Likoud écarte Netanyahou. Or, celui-ci fera tout pour faire durer la guerre, et même pour l’élargir, car cela le protège. Mais si ça a lieu quand même, Biden travaillera avec un nouveau premier Ministre israélien. Ils n’auront pas de mal à trouver et à recrédibilier un interlocuteur palestinien non-Hamas (sous réserve du rapprochement auquel j’ai fait allusion). Les dirigeants des grands pays arabes, trop heureux de pouvoir faire oublier qu’ils étaient prêts à normaliser leurs relations avec Israël sans avoir rien demandé en réalité pour les Palestiniens, s’associeraient certainement à cette démarche. Et la France y jouerait certainement un rôle. Si un tel processus est relancé, les protagonistes seront immédiatement des cibles pour les extrémistes dans les deux camps, comme l’avaient été Sadate, Rabin, et même Arafat, qui n’a pas été assassiné directement mais constamment menacé. L’opinion israélienne, traumatisée, n’est absolument pas sur cette ligne. Mais quelques personnalités israéliennes remarquables espèrent que, étant donné que la politique la plus dure et la plus répressive contre les Palestiniens, celle de Netanyahou, n’a même pas garanti la sécurité aux Israéliens, l’opinion israélienne sera capable d’écouter un raisonnement qui avait été celui d’Yitzhak Rabin. Sinon, c’est le malheur sans fin.
Emmanuel Macron a essuyé des critiques des deux camps, en regard d’une position qui apparaissait peu claire à beaucoup. Quel est votre avis ?
Lors de sa récente conférence de presse, il a conclu sur la nécessité d’œuvrer pour un État palestinien. Tout ce qu’a fait le Président depuis le début de la guerre de Gaza, sur les otages, sur l’humanitaire, est bien. Maintenant, la France devrait se réinsérer activement, utilement, dans un processus de paix dès que ce sera possible. La France doit pouvoir montrer aux 600.000 juifs et aux millions de musulmans de nationalité française, ou qui habitent en France, qu’elle fait tout pour trouver une solution.
La France pèse-t-elle encore sur la scène internationale ?
Voilà une inquiétude bien française. Mais la France n’est pas une vieille actrice qui demande un rôle. Nous avons comme toujours, une influence – celle d’une puissance moyenne d’influence mondiale – et des intérêts vitaux à défendre. Certes, globalement les Occidentaux ont relativement perdu de l’influence, c’est vrai aussi des Européens, et donc de la France. Mais n’exagérons pas non plus. Nous avons énormément d’atouts. Les Français sont souvent trop pessimistes.
Il faut être lucides sur nos moyens, ne pas redevenir grandiloquent et prétentieux, mais pas non plus nous sous-estimer. Bien sûr, tout cela commence par un énorme effort de redressement économique et de reconstitution de la cohésion sociale.
Propos recueillis par Nicolas Prissette et Robert Jules