Henry Kissinger, une leçon de réalisme pour notre époque

Il y a eu autour d’Henry Kissinger un véritable phénomène. Un phénomène paradoxal. L’évocation de son nom provoque admiration, mais aussi des critiques graves, et beaucoup de faux procès et de contre sens qui font l’impasse sur son héritage, plus d’actualité que jamais.

Phénomène : Henry Kissinger a continué à exercer une sorte de magistère sur la géopolitique mondiale, jusqu’à son décès à 100 ans, 46 ans après qu’il ait quitté le pouvoir, alors qu’il n’avait été au pouvoir que huit années sous Richard Nixon et Gerald Ford, de 1979 à 1977 ! C’était de moins en moins lié à son action que la plupart des gens avaient oublié, mis à part le coup de maître du rétablissement des relations avec la Chine pour briser l’alliance Chine/URSS, et beaucoup plus à la formidable et infatigable mise en scène de son personnage, de l’expression de ses sentences publiques, plus claires que la Pythie, à son incomparable puissance d’analyse et de formulation, éclatante dans son chef d’œuvre Diplomacy, sans oublier ses Mémoires.

« Zbig » Brezinski, conseiller de Carter, a peut-être eu une influence plus grande encore sur le monde par les décisions qu’il a inspirées, ses livres sont réellement stratégiques, mais il n’a pas cherché à être starifié.

Le paradoxe Kissinger c’est qu’il aura été l’incarnation du réalisme, jusque dans une époque, celle d’après la fin de l’URSS, où l’Occident a été triomphaliste, à nouveau manichéen et missionnaire – c’est sa nature -, et a voué aux gémonies la Realpolitik et s’est abandonné aux délices de l’Irrealpolitk.

Dans la flopée des reproches : le Chili, bien sûr, et le Cambodge. On peut y ajouter son soutien à l’absurde guerre déclenchée en Irak en 2003 par Georges W Bush. De même qu’il n’a pas fait preuve d’originalité en continuant à défendre, à la fin de sa vie, dans l’affaire du Proche-Orient l’option dite jordanienne, qui était déjà celle de Shimon Peres, alors qu’il disait depuis longtemps qu’on connaissait la solution mais pas le moyen  d’y parvenir. Reproches normaux, comme peut entraîner tout exercice du pouvoir, et le sien a été considérable. En revanche, une petite musique est montée contre lui ces dernières années, lui reprochant d’avoir manqué de clairvoyance face à la menace russe. Comme si l’agression de Poutine en Ukraine en 2022 était le résultat de la politique de détente mise en œuvre quarante ans avant par Kissinger à travers de nombreux accords de désarmement ! C’est un contre-sens total fondé sur une inversion des causes et des effets, une confusion dans les dates et, pour tout dire, de l’ignorance. La politique de coexistence pacifique menée par les États-Unis après avoir tiré les leçons des risques encourus à Cuba, devenue politique de détente, illustrée notamment par Kissinger, mais pas que par lui, n’a pas conduit à l’attaque de Poutine ! C’est exactement l’inverse. Elle a conduit à la fin de l’URSS en 1991, donc à une victoire de l’Occident. Ce qui est vrai, c’est que Kissinger a regretté à plusieurs reprises après que l’on ait fait (« on » étant les États-Unis) « aucun effort pour intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe ». Pas par amour du régime russe, on s’en doute, mais par sécurité. Ce réalisme n’a pas échoué, il n’a pas été tenté pendant la période de désinvolture olympienne des États-Unis. L’engrenage Maïdan/Crimée/et la suite aurait pu être évité, j’en suis convaincu, conviction qui était aussi celle de Brezinski à l’époque (neutralité de l’Ukraine).

La politique menée ayant conduit à la situation que l’on connaît, Kissinger était évidemment pour que Poutine perde la guerre en Ukraine, et il a même été jusqu’à envisager l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, ce dont Biden ne veut pas. Mais sans cesser de penser les relations avec la Russie, après.

Sa position sur la Chine, moins controversée, est encore plus radicale. Il me l’avait dit à Pékin en décembre 2016, après l’élection de Trump, et il le redit dans sa dernière interview : « Les États-Unis doivent préserver à tout prix la relation stratégique avec la Chine ». On comprend pourquoi il y a quelques mois encore, le président Xi Jinping l’a invité spécialement à Pékin, son dernier voyage. Ce Kissinger qui voyait dans le Dalaï-lama un « moine rusé ».

L’héritage de Kissinger est très précieux. D’abord par son approche historique. Il réinsérait tous les évènements dans des processus de longue durée. C’est pour cela qu’il s’est beaucoup méfié du triomphalisme américain à partir de la décennie 1990. Il créditait les Français d’une rare capacité à penser stratégiquement (j’en ai immodestement bénéficié dans nos nombreuses conversations). Il plaçait le général de Gaulle au plus haut. Il lui a d’ailleurs consacré un des six portraits de son dernier livre sur le leadership. Il m’avait redemandé le texte du discours de François Mitterrand au Bundestag en 1983 qui avait évité que l’Europe toute entière ne capitule politiquement face à la menace des SS20 soviétiques. Mais c’est surtout, je dois le dire, parce qu’il avait beaucoup étudié Richelieu, qu’il place d’ailleurs dans Diplomacy, au sommet des grands hommes d’État. L’idée générale de Kissinger est que l’Occident devait absolument défendre ses intérêts vitaux et maintenir sa prédominance (il avait d’ailleurs été extrêmement dur face à tout risque d’avancée des idées communistes au sein de l’Occident, cf. le Chili déjà cité mais aussi l’Italie, alors qu’en revanche il avait très bien compris la stratégie de Mitterrand), mais qu’il n’avait pas besoin pour cela de s’encombrer du prêchi-prêcha moralisateur et prosélyte. Et ce n’est pas parce que Kissinger ne brandissait pas l’évangile missionnaire sur nos valeurs universelles qu’il n’était pas prêt à employer tous les moyens pour maintenir le leadership occidental. Quant à l’Europe, ce n’est pas sa plaisanterie classique (« L’Europe, quel numéro de téléphone ? ») qui a empêché les Européens de se transformer en puissance. Il avait organisé un dîner à New York pour que j’y rencontre le professeur Huntington, qui avait répliqué à la vision trop optimiste de Fukuyama sur la Fin de l’Histoire. Il est resté extrêmement curieux jusqu’à la fin, comme en témoigne son avant-dernier ouvrage, L’âge de l’intelligence artificielle et l’avenir de l’humanité.

Il aimait séduire et rire, et faire preuve d’ironie. Quand je mettais en avant, pour des raisons très politiques, ma relation de confiance avec Madeleine Albright, il me disait avec son rire caverneux « Comment va votre girlfriend Madeleine ? ». Et il avait gardé une capacité incomparable, sur n’importe quel sujet, à fondre sur l’essentiel. C’est un immense penseur et acteur qui disparaît. Même ceux qui avait critiqué certaines de ses décisions, ou qui avaient cru à la caducité du réalisme, auraient intérêt à le relire aujourd’hui. Pour reconstruire, à l’époque de l’individualisme qui atomise tout, de la contestation de la démocratie représentative, de l’omnipotence des opinions changeantes, elles-mêmes instrumentalisées par des minorités radicalisées, ce qui rend les démocraties presque incapables d’avoir une politique étrangère continue, le nouveau réalisme dont nous avons absolument besoin, la pensée d’Henry Kissinger reste d’actualité, et même irremplaçable.

                                                                                    

Henry Kissinger, une leçon de réalisme pour notre époque

Hubert Vedrine

Il y a eu autour d’Henry Kissinger un véritable phénomène. Un phénomène paradoxal. L’évocation de son nom provoque admiration, mais aussi des critiques graves, et beaucoup de faux procès et de contre sens qui font l’impasse sur son héritage, plus d’actualité que jamais.

Phénomène : Henry Kissinger a continué à exercer une sorte de magistère sur la géopolitique mondiale, jusqu’à son décès à 100 ans, 46 ans après qu’il ait quitté le pouvoir, alors qu’il n’avait été au pouvoir que huit années sous Richard Nixon et Gerald Ford, de 1979 à 1977 ! C’était de moins en moins lié à son action que la plupart des gens avaient oublié, mis à part le coup de maître du rétablissement des relations avec la Chine pour briser l’alliance Chine/URSS, et beaucoup plus à la formidable et infatigable mise en scène de son personnage, de l’expression de ses sentences publiques, plus claires que la Pythie, à son incomparable puissance d’analyse et de formulation, éclatante dans son chef d’œuvre Diplomacy, sans oublier ses Mémoires.

« Zbig » Brezinski, conseiller de Carter, a peut-être eu une influence plus grande encore sur le monde par les décisions qu’il a inspirées, ses livres sont réellement stratégiques, mais il n’a pas cherché à être starifié.

Le paradoxe Kissinger c’est qu’il aura été l’incarnation du réalisme, jusque dans une époque, celle d’après la fin de l’URSS, où l’Occident a été triomphaliste, à nouveau manichéen et missionnaire – c’est sa nature -, et a voué aux gémonies la Realpolitik et s’est abandonné aux délices de l’Irrealpolitk.

Dans la flopée des reproches : le Chili, bien sûr, et le Cambodge. On peut y ajouter son soutien à l’absurde guerre déclenchée en Irak en 2003 par Georges W Bush. De même qu’il n’a pas fait preuve d’originalité en continuant à défendre, à la fin de sa vie, dans l’affaire du Proche-Orient l’option dite jordanienne, qui était déjà celle de Shimon Peres, alors qu’il disait depuis longtemps qu’on connaissait la solution mais pas le moyen  d’y parvenir. Reproches normaux, comme peut entraîner tout exercice du pouvoir, et le sien a été considérable. En revanche, une petite musique est montée contre lui ces dernières années, lui reprochant d’avoir manqué de clairvoyance face à la menace russe. Comme si l’agression de Poutine en Ukraine en 2022 était le résultat de la politique de détente mise en œuvre quarante ans avant par Kissinger à travers de nombreux accords de désarmement ! C’est un contre-sens total fondé sur une inversion des causes et des effets, une confusion dans les dates et, pour tout dire, de l’ignorance. La politique de coexistence pacifique menée par les États-Unis après avoir tiré les leçons des risques encourus à Cuba, devenue politique de détente, illustrée notamment par Kissinger, mais pas que par lui, n’a pas conduit à l’attaque de Poutine ! C’est exactement l’inverse. Elle a conduit à la fin de l’URSS en 1991, donc à une victoire de l’Occident. Ce qui est vrai, c’est que Kissinger a regretté à plusieurs reprises après que l’on ait fait (« on » étant les États-Unis) « aucun effort pour intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe ». Pas par amour du régime russe, on s’en doute, mais par sécurité. Ce réalisme n’a pas échoué, il n’a pas été tenté pendant la période de désinvolture olympienne des États-Unis. L’engrenage Maïdan/Crimée/et la suite aurait pu être évité, j’en suis convaincu, conviction qui était aussi celle de Brezinski à l’époque (neutralité de l’Ukraine).

La politique menée ayant conduit à la situation que l’on connaît, Kissinger était évidemment pour que Poutine perde la guerre en Ukraine, et il a même été jusqu’à envisager l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, ce dont Biden ne veut pas. Mais sans cesser de penser les relations avec la Russie, après.

Sa position sur la Chine, moins controversée, est encore plus radicale. Il me l’avait dit à Pékin en décembre 2016, après l’élection de Trump, et il le redit dans sa dernière interview : « Les États-Unis doivent préserver à tout prix la relation stratégique avec la Chine ». On comprend pourquoi il y a quelques mois encore, le président Xi Jinping l’a invité spécialement à Pékin, son dernier voyage. Ce Kissinger qui voyait dans le Dalaï-lama un « moine rusé ».

L’héritage de Kissinger est très précieux. D’abord par son approche historique. Il réinsérait tous les évènements dans des processus de longue durée. C’est pour cela qu’il s’est beaucoup méfié du triomphalisme américain à partir de la décennie 1990. Il créditait les Français d’une rare capacité à penser stratégiquement (j’en ai immodestement bénéficié dans nos nombreuses conversations). Il plaçait le général de Gaulle au plus haut. Il lui a d’ailleurs consacré un des six portraits de son dernier livre sur le leadership. Il m’avait redemandé le texte du discours de François Mitterrand au Bundestag en 1983 qui avait évité que l’Europe toute entière ne capitule politiquement face à la menace des SS20 soviétiques. Mais c’est surtout, je dois le dire, parce qu’il avait beaucoup étudié Richelieu, qu’il place d’ailleurs dans Diplomacy, au sommet des grands hommes d’État. L’idée générale de Kissinger est que l’Occident devait absolument défendre ses intérêts vitaux et maintenir sa prédominance (il avait d’ailleurs été extrêmement dur face à tout risque d’avancée des idées communistes au sein de l’Occident, cf. le Chili déjà cité mais aussi l’Italie, alors qu’en revanche il avait très bien compris la stratégie de Mitterrand), mais qu’il n’avait pas besoin pour cela de s’encombrer du prêchi-prêcha moralisateur et prosélyte. Et ce n’est pas parce que Kissinger ne brandissait pas l’évangile missionnaire sur nos valeurs universelles qu’il n’était pas prêt à employer tous les moyens pour maintenir le leadership occidental. Quant à l’Europe, ce n’est pas sa plaisanterie classique (« L’Europe, quel numéro de téléphone ? ») qui a empêché les Européens de se transformer en puissance. Il avait organisé un dîner à New York pour que j’y rencontre le professeur Huntington, qui avait répliqué à la vision trop optimiste de Fukuyama sur la Fin de l’Histoire. Il est resté extrêmement curieux jusqu’à la fin, comme en témoigne son avant-dernier ouvrage, L’âge de l’intelligence artificielle et l’avenir de l’humanité.

Il aimait séduire et rire, et faire preuve d’ironie. Quand je mettais en avant, pour des raisons très politiques, ma relation de confiance avec Madeleine Albright, il me disait avec son rire caverneux « Comment va votre girlfriend Madeleine ? ». Et il avait gardé une capacité incomparable, sur n’importe quel sujet, à fondre sur l’essentiel. C’est un immense penseur et acteur qui disparaît. Même ceux qui avait critiqué certaines de ses décisions, ou qui avaient cru à la caducité du réalisme, auraient intérêt à le relire aujourd’hui. Pour reconstruire, à l’époque de l’individualisme qui atomise tout, de la contestation de la démocratie représentative, de l’omnipotence des opinions changeantes, elles-mêmes instrumentalisées par des minorités radicalisées, ce qui rend les démocraties presque incapables d’avoir une politique étrangère continue, le nouveau réalisme dont nous avons absolument besoin, la pensée d’Henry Kissinger reste d’actualité, et même irremplaçable.

                                                                                    

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19/02/2024