Nice Matin: Le regain de violence en Libye n’est-il pas la triste confirmation que l’intervention d’il y a trois ans n’a servi à rien?
Hubert Védrine: Il était difficile à l’époque de ne pas répondre à l’appel de la Ligue arabe, surtout que la Chine et la Russie ne mettaient pas leur veto. L’intervention pouvait-elle être plus limitée, avec moins d’inconvénients aujourd’hui? Dans l’idéal oui, mais Kadhafi refusait tout compromis. Le désordre dans le sud libyen devient un problème grave de sécurité régionale pour les pays voisins et pour les Européens.
Du coup, on se demande si déloger Bachar al-Assad de Syrie ne provoquerait pas, là encore, le chaos…
Au début de ce qu’on a appelé le « Printemps arabe », il y a eu beaucoup d’illusions, alors qu’il est évident que la démocratisation ne se fait pas en un jour. Hormis les deux cas encourageants de la Tunisie et du Maroc, c’est, soit le statu quo, soit la guerre civile, soit le chaos. Dans le cas de la Syrie, il aurait dû être clair, depuis le début, qu’il y avait un ensemble de minorités constituant au total une majorité craignant plus encore un régime sunnite extrémiste que la répression par le régime alaouite de Bachar, même si celui-ci est devenu atroce. En pratique, pour le moment en tout cas, les Occidentaux en Syrie se retrouvent sans politique.
Comment freiner l’escalade actuelle dans la bande de Gaza?
La situation à Gaza est un sous-produit de la non-solution du problème palestinien. Cela fait longtemps que la droite israélienne, contrairement au camp de la paix, essaie de faire croire que le problème palestinien est dépassé. Mais en réalité, il ne sera dépassé qu’une fois qu’il aura été résolu. Les interventions militaires israéliennes peuvent réduire à court terme l’insécurité du pays, mais un gouvernement, s’il se doit de protéger ses ressortissants, a aussi le devoir de traiter les causes de cette insécurité. Et la cause numéro un, c’est l’absence d’État palestinien.
Mais un État palestinien, pauvre et islamisé, pourrait-il durablement coexister avec un État riche et à la pointe de la technologie?
D’immenses occasions ont été perdues à l’époque de Yitzhak Rabin et de Yasser Arafat, et même à celle d’Ariel Sharon lorsqu’il quitte le Likoud et décide le retrait unilatéral de la bande de Gaza. Si cela avait été réalisé, le Hamas n’aurait jamais gagné les élections. Maintenant, c’est encore plus compliqué, et régler le conflit suppose de surmonter le blocage imposé par les colons et les extrémistes en Israël. Et même après, en effet, il s’agira, côté palestinien, de remettre de l’ordre dans tous les domaines et de reconstruire. Ce sera un long processus.
Marek Halter disait ici même que le problème, c’est qu’on a fait descendre Dieu à la table des négociations…
Le problème paraissait, en effet, moins insoluble quand c’était un affrontement entre deux nationalismes. Aujourd’hui, il est devenu ethnico-religieux et c’est plus dur. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras.
Plus de 1 000 tués à Gaza, une cinquantaine en face, mais en exerçant une pression similaire dans les deux camps, la communauté internationale alimente le sentiment, sordide, que tous les morts n’auraient la même valeur…
Non, ce que vous appelez la communauté internationale, c’est l’Occident, mais dans le monde musulman, on a une lecture forcément différente pour ne pas dire opposée.
N’y a-t-il pas aussi une part d’hypocrisie, par exemple, à l’égard du Qatar qui finance le Hamas mais investit en même temps en France et ailleurs?
Un grand décalage existe entre les émotions ressenties par le public occidental, l’idée qu’on se fait de nos responsabilités et les moyens de pression dont on dispose réellement. Même les États-Unis, que j’avais qualifiés d’ «hyperpuissance » dans la décennie 90, ne sont plus en mesure d’imposer leur loi. Obama a demandé à Netanyahu d’arrêter la colonisation et ce dernier lui a dit non. S’agissant de l’exemple du Qatar, il est difficile d’aller au-delà de la remontrance. Les Occidentaux n’ont plus les moyens de leurs émotions.
Vous semblez donc adhérer à l’idée que la multiplication des points chauds, c’est le symptôme du déclin des États-Unis qui ont perdu leur statut de « gendarmes du monde »
Pas tout à fait. La tendance générale, c’est quand même de moins en moins de guerres et de moins en moins de morts. Nous ne sommes pas dans une phase d’intensification et les conflits existants ne peuvent pas se généraliser comme il y a cent ans, du temps des alliances et des engrenages automatiques.
La mondialisation, les pays émergents, l’immixtion de dizaines d’acteurs, publics et privés, ont changé la donne : les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance et de l’initiative.
Les événements d’Ukraine traduisent-ils une volonté hégémonique de Poutine?
Poutine jouit d’une popularité spectaculaire, notamment parce qu’il incarne la gigantesque amertume des Russes à l’égard de la fin de l’Union soviétique. Mais il n’est pas dans une logique de reconquête, il saisit les opportunités, comme en Géorgie et en Ukraine à propos de la Crimée, même si on veut encore croire que ces choses-là ne se font plus. Il faut trouver le bon dosage entre sanctionner et dissuader tout en lui parlant quand même. Depuis vingt ans, la politique occidentale vis-à-vis de la Russie n’a pas été intelligente, elle a été méprisante, provocatrice et désinvolte. Et Poutine, c’est un peu le retour de bâton…
Quel est le vrai visage de l’Iran: celui qui donne des gages sur le nucléaire ou celui flagellant ceux qui bravent le ramadan?
Une lutte interne se joue entre, d’un côté, l’Iran des mollahs et des ultraconservateurs et, de l’autre, l’Iran du président Rohani qui veut s’affranchir de ces contraintes, un Iran moderne, où les femmes ont un rôle social de plus en plus important. Cet Iran-là prendra le dessus un jour ou l’autre, peut-être à la faveur de l’accord avec les Américains. De toute façon, ce pays est promis à un grand avenir.
Le Mali, la Centrafrique, un enlisement pour la France?
L’intervention était légitime et justifiée, mais la France ne peut, à elle seule, supporter le poids de tous les problèmes. Il lui faut un relais sous l’égide de l’ONU, mais les Africains n’y arrivent pas et les Européens se défilent…
Le droit d’asile proposé par la France aux chrétiens d’Orient et d’Irak en particulier?
Dans l’état d’insécurité où ils se trouvent, je salue cette initiative, mais c’est désolant de voir ces communautés chrétiennes contraintes de quitter des territoires où elles étaient longtemps avant les musulmans.
Aux yeux du monde, la France des Lumières et des Droits de l’Homme a-t-elle encore du poids ou est-elle devenue un bel objet de musée?
L’image qu’a le monde de la France est plus forte et plus élogieuse que l’image que les Français ont d’eux-mêmes. Le jugement le plus répandu, celui d’une vraie puissance d’influence mondiale, n’a rien à voir avec le pessimisme effrayant et le manque de confiance en soi absurde qui nous habitent ici. Mais il faut aussi que la France sorte de l’ornière économique par des réformes fortes.
Nice Matin: Le regain de violence en Libye n’est-il pas la triste confirmation que l’intervention d’il y a trois ans n’a servi à rien?
Hubert Védrine: Il était difficile à l’époque de ne pas répondre à l’appel de la Ligue arabe, surtout que la Chine et la Russie ne mettaient pas leur veto. L’intervention pouvait-elle être plus limitée, avec moins d’inconvénients aujourd’hui? Dans l’idéal oui, mais Kadhafi refusait tout compromis. Le désordre dans le sud libyen devient un problème grave de sécurité régionale pour les pays voisins et pour les Européens.
Du coup, on se demande si déloger Bachar al-Assad de Syrie ne provoquerait pas, là encore, le chaos…
Au début de ce qu’on a appelé le « Printemps arabe », il y a eu beaucoup d’illusions, alors qu’il est évident que la démocratisation ne se fait pas en un jour. Hormis les deux cas encourageants de la Tunisie et du Maroc, c’est, soit le statu quo, soit la guerre civile, soit le chaos. Dans le cas de la Syrie, il aurait dû être clair, depuis le début, qu’il y avait un ensemble de minorités constituant au total une majorité craignant plus encore un régime sunnite extrémiste que la répression par le régime alaouite de Bachar, même si celui-ci est devenu atroce. En pratique, pour le moment en tout cas, les Occidentaux en Syrie se retrouvent sans politique.
Comment freiner l’escalade actuelle dans la bande de Gaza?
La situation à Gaza est un sous-produit de la non-solution du problème palestinien. Cela fait longtemps que la droite israélienne, contrairement au camp de la paix, essaie de faire croire que le problème palestinien est dépassé. Mais en réalité, il ne sera dépassé qu’une fois qu’il aura été résolu. Les interventions militaires israéliennes peuvent réduire à court terme l’insécurité du pays, mais un gouvernement, s’il se doit de protéger ses ressortissants, a aussi le devoir de traiter les causes de cette insécurité. Et la cause numéro un, c’est l’absence d’État palestinien.
Mais un État palestinien, pauvre et islamisé, pourrait-il durablement coexister avec un État riche et à la pointe de la technologie?
D’immenses occasions ont été perdues à l’époque de Yitzhak Rabin et de Yasser Arafat, et même à celle d’Ariel Sharon lorsqu’il quitte le Likoud et décide le retrait unilatéral de la bande de Gaza. Si cela avait été réalisé, le Hamas n’aurait jamais gagné les élections. Maintenant, c’est encore plus compliqué, et régler le conflit suppose de surmonter le blocage imposé par les colons et les extrémistes en Israël. Et même après, en effet, il s’agira, côté palestinien, de remettre de l’ordre dans tous les domaines et de reconstruire. Ce sera un long processus.
Marek Halter disait ici même que le problème, c’est qu’on a fait descendre Dieu à la table des négociations…
Le problème paraissait, en effet, moins insoluble quand c’était un affrontement entre deux nationalismes. Aujourd’hui, il est devenu ethnico-religieux et c’est plus dur. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras.
Plus de 1 000 tués à Gaza, une cinquantaine en face, mais en exerçant une pression similaire dans les deux camps, la communauté internationale alimente le sentiment, sordide, que tous les morts n’auraient la même valeur…
Non, ce que vous appelez la communauté internationale, c’est l’Occident, mais dans le monde musulman, on a une lecture forcément différente pour ne pas dire opposée.
N’y a-t-il pas aussi une part d’hypocrisie, par exemple, à l’égard du Qatar qui finance le Hamas mais investit en même temps en France et ailleurs?
Un grand décalage existe entre les émotions ressenties par le public occidental, l’idée qu’on se fait de nos responsabilités et les moyens de pression dont on dispose réellement. Même les États-Unis, que j’avais qualifiés d’ «hyperpuissance » dans la décennie 90, ne sont plus en mesure d’imposer leur loi. Obama a demandé à Netanyahu d’arrêter la colonisation et ce dernier lui a dit non. S’agissant de l’exemple du Qatar, il est difficile d’aller au-delà de la remontrance. Les Occidentaux n’ont plus les moyens de leurs émotions.
Vous semblez donc adhérer à l’idée que la multiplication des points chauds, c’est le symptôme du déclin des États-Unis qui ont perdu leur statut de « gendarmes du monde »
Pas tout à fait. La tendance générale, c’est quand même de moins en moins de guerres et de moins en moins de morts. Nous ne sommes pas dans une phase d’intensification et les conflits existants ne peuvent pas se généraliser comme il y a cent ans, du temps des alliances et des engrenages automatiques.
La mondialisation, les pays émergents, l’immixtion de dizaines d’acteurs, publics et privés, ont changé la donne : les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance et de l’initiative.
Les événements d’Ukraine traduisent-ils une volonté hégémonique de Poutine?
Poutine jouit d’une popularité spectaculaire, notamment parce qu’il incarne la gigantesque amertume des Russes à l’égard de la fin de l’Union soviétique. Mais il n’est pas dans une logique de reconquête, il saisit les opportunités, comme en Géorgie et en Ukraine à propos de la Crimée, même si on veut encore croire que ces choses-là ne se font plus. Il faut trouver le bon dosage entre sanctionner et dissuader tout en lui parlant quand même. Depuis vingt ans, la politique occidentale vis-à-vis de la Russie n’a pas été intelligente, elle a été méprisante, provocatrice et désinvolte. Et Poutine, c’est un peu le retour de bâton…
Quel est le vrai visage de l’Iran: celui qui donne des gages sur le nucléaire ou celui flagellant ceux qui bravent le ramadan?
Une lutte interne se joue entre, d’un côté, l’Iran des mollahs et des ultraconservateurs et, de l’autre, l’Iran du président Rohani qui veut s’affranchir de ces contraintes, un Iran moderne, où les femmes ont un rôle social de plus en plus important. Cet Iran-là prendra le dessus un jour ou l’autre, peut-être à la faveur de l’accord avec les Américains. De toute façon, ce pays est promis à un grand avenir.
Le Mali, la Centrafrique, un enlisement pour la France?
L’intervention était légitime et justifiée, mais la France ne peut, à elle seule, supporter le poids de tous les problèmes. Il lui faut un relais sous l’égide de l’ONU, mais les Africains n’y arrivent pas et les Européens se défilent…
Le droit d’asile proposé par la France aux chrétiens d’Orient et d’Irak en particulier?
Dans l’état d’insécurité où ils se trouvent, je salue cette initiative, mais c’est désolant de voir ces communautés chrétiennes contraintes de quitter des territoires où elles étaient longtemps avant les musulmans.
Aux yeux du monde, la France des Lumières et des Droits de l’Homme a-t-elle encore du poids ou est-elle devenue un bel objet de musée?
L’image qu’a le monde de la France est plus forte et plus élogieuse que l’image que les Français ont d’eux-mêmes. Le jugement le plus répandu, celui d’une vraie puissance d’influence mondiale, n’a rien à voir avec le pessimisme effrayant et le manque de confiance en soi absurde qui nous habitent ici. Mais il faut aussi que la France sorte de l’ornière économique par des réformes fortes.