«Il faut parfois, entre deux maux, choisir le moindre.»

Voici quelques jours, quatre parlementaires français sont partis pour Damas. Pensez-vous que la France doive entrer en contact avec Bachar El-Assad, au risque de paraître oublier les massacres dont le régime syrien s’est rendu coupable?

Nous vivons une époque où l’occident, qui se voit toujours maître du monde, prend des «positions» pour des raisons morales, ou éthiques respectables, mais qui peuvent s’avérer inapplicables, voire chimériques. Je suis bien obligé de rappeler que l’on ne mène pas une politique étrangère pour plaire à son opinion, ou pour être en paix avec sa conscience: il y faut inclure une dynamique, une stratégie. C’est bien parce que cette «irrealpolitik» moderne ne marche pas que je me définis comme réaliste. Depuis longtemps, tout en étant aussi épouvanté que n’importe qui par les atrocités auxquelles nous assistons, j’essaie d’expliquer qu’il ne suffit pas de prendre des positions morales, donc à mener une guerre de positions, statique, pour avoir une influence sur les événements. Cela n’a rien à voir avec le cynisme, c’est même exactement l’inverse: alors que le cynisme consiste à exploiter sciemment l’illusion moralisatrice, je parle d’une façon plus brutale, plus franche, ce qui me semble honnête. J’observe d’ailleurs que, dans l’histoire contemporaine, l’occident a souvent affirmé qu’il ne parlerait jamais avec tel ou tel tyran, ou tel ou tel groupe terroriste, avant d’être contraint de le faire, et de négocier sous le poids des réalités.
Il me semble clair qu’au début des événements dits du «printemps arabe», après le renversement inattendu du président Ben Ali, puis du président Moubarak, un certain nombre de pays, au premier rang desquels la France, ont voulu croire que le régime syrien allait tomber à son tour, et que ce serait une bonne chose. Je me souviens que dès cette époque, pourtant, beaucoup de spécialistes de la région (chrétiens libanais, israéliens, kurdes) avaient recommandé la prudence,soulignant que ce régime était certes répressif et cruel (encore était-ce avant la guerre civile et ses deux cent mille morts!) mais qu’il permettait au moins aux minorités chrétiennes, et autres, de vivre tranquilles. Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, puis François Hollande et Laurent Fabius ont adopté une ligne morale inflexible, en déclarant prioritaire le départ de Bachar El-Assad. Quel que soit le jugement que l’on porte sur le régime syrien, le fait est que ce régime n’est pas tombé. On peut toujours s’interroger sur ce qui se serait passé si les occidentaux avaient soutenu plus tôt et plus fort les forces démocratiques luttant contre lui, ou en intervenant militairement, mais puisque cela ne s’est pas produit, rien n’est aujourd’hui démontrable.

Devons-nous renoncer à favoriser la démocratie dans ce pays?

Tel n’est pas le propos. Nous ne sommes d’ailleurs pas les maîtres de la démocratisation du monde! Il faut prendre en compte les réalités. Les militaires américains tiennent au président Obama ce langage: «vous avez donné instruction que l’on endigue la progression de l’Etat islamique. Nous pouvons le faire grâce aux forces kurdes, à ce qui reste de l’armée irakienne, à nos drônes, à des bombardements, mais s’il faut aller au-delà, si nous devons éradiquer Daech, alors nous devons amener la Turquie à renoncer à son triple jeu, et même si cela nous est douloureux sur un plan moral coopérer davantage avec les iraniens, tisser un minimum de liens avec les syriens». En France, on voit apparaître une tendance dans ce sens. Le voyage problématique à Damas des parlementaires en est le symptôme. Certains, très minoritaires encore chez nous, considèrent même que si nous voulons annihiler Daech, nous devons nous allier avec Bachar El-Assad. D’autres, plus nombreux, sans aller jusque-là, reconnaissent le caractère féroce de son régime, mais jugent inévitable d’établir une coordination entre ses services de renseignement et les nôtres. Que l’on me comprenne bien: si nous déclarons que Daech – l’état islamique – est le mal absolu, il faut savoir en tirer les conséquences. Après tout, pour abattre Hitler, quand les pays occidentaux se sont alliés à l’Union soviétique, alors que Staline avait déjà perpétué des massacres épouvantables. Je sais qu’une telle comparaison peut choquer dans notre époque anesthésiée, mais elle a le mérite de faire réfléchir en rappelant qu’en politique, il faut parfois, la mort dans l’âme, entre deux maux choisir le moindre. Je pense que ce dilemme doit être résolu rapidement car la diplomatie française court le risque d’être abandonnée en rase campagne par les américains, tout comme elle le fut, l’année dernière, quand il s’est agit d’intervenir militairement. Cela nous affaiblirait, un peu plus.

La guerre en Ukraine doit-elle nous faire prendre conscience des intentions expansionnistes de Vladimir Poutine?

La situation que nous avons à gérer dans cette région du monde résulte d’une accumulation d’erreurs depuis 25 ans et pas uniquement de la partie russe. Après l’éclatement de l’Union soviétique (qui a été officialisé le 8 décembre 1991), la politique occidentale envers la Russie traumatisée et humiliée a été souvent incohérente et provocatrice. L’élargissement de l’Union européenne s’est accompagné de celui de l’OTAN. Les dirigeants occidentaux ont souvent traités les responsables russes de façon condescendante, ou méprisante. Les palinodies sur le système anti missile ont aggravé la méfiance. J’ajoute qu’aux Etats Unis, certains élus- républicains pour la plupart- jugent qu’il ne faut pas se contenter d’avoir cassé l’URSS, mais qu’il faut encore démanteler la Russie. Les occidentaux se sont comportés vis-vis de la Russie un peu comme l’ont fait les alliés de 1918 avec l’Allemagne; ils feraient mieux de s’inspirer de l’attitude des vainqueurs de 1945. Donc attention: tous les torts ne sont pas du coté des russes. Vladimir Poutine est le symbole d’une génération qui veut mettre fin à l’humiliation qui a été infligée à son pays. Il est là pour remettre en ordre la Russie, lui redonner son prestige international et faire en sorte qu’elle ne soit plus le paillasson des occidentaux. Il est évident aussi que le président russe a joué l’apprenti sorcier avec des sentiments nationalistes dangereux, qu’il a contribué à réveiller. Quand il a déclaré que la fin de l’URSSS est la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle, il a beaucoup choqué en occident, mais il s’affichait ainsi comme le protecteur des russes de l’ancien empire devenus des minorités. Pour autant, il n’est pas stupide. Il sait très bien qu’il n’a pas les moyens de reconstituer cette puissance. Il se contente de saisir toutes les opportunités qui lui sont offertes d’enrayer l’extension de l’influence russe sur le continent européen.

Ce constat posé, comment sortir de cette crise?
Même si elle avait pu venir plus tôt, l’initiative de François Hollande et Angela Merkel est méritoire et justifiée. Produira-t-elle ses fruits? Il est trop tôt pour le dire et cela ne dépend pas que d’eux. Mais dans la situation de blocage où nous étions, avec un Vladimir Poutine de plus en plus dur, menteur et soutenu par une opinion publique enfiévrée, avec des américains ayant des positions d’autant plus maximalistes que les sanctions économiques ne gênent en rien leur économie, il était urgent de tenter quelque chose et d’offrir une porte de sortie acceptable par un Poutine peut être débordé par ses ultras, en Ukraine ou à Moscou même. Or, chacun voit bien qu’il est très compliqué de définir une politique acceptable par les 28. Il est donc heureux que la France et l’Allemagne aient pris cette initiative. Pour sortir de la crise de façon durable, il faudra renoncer à certaines chimères. Je rappelle qu’Henry Kissinger et Zbigniew Brezinski, les deux plus grands anciens responsables et penseurs américains dans le domaine de la politique étrangère, ont déclaré ces dernières années que l’Ukraine ne devait pas faire partie de l’OTAN. Sans doute faut-il s’inspirer du modèle finlandais de l’époque de la guerre froide, celui d’une zone tampon et neutre. Nous devons respecter la Russie, mais aussi lui marquer des limites claires et la dissuader. Cela devient de plus en plus problématique.

En cas de crise majeure, on a le sentiment que seul l’OTAN peut protéger l’Europe. Est-ce un effet d’optique?

Non, c’est même sa mission! Les européens ont obtenu des américains après la guerre qu’ils scellent une alliance permanente et contraignante avec eux, ce dont leur Sénat ne voulait pas (au début), suivant leur pente isolationniste. Depuis, la «défense européenne» est une illusion. Aucun état du continent n’est prêt à fournir l’effort nécessaire pour l’assumer. Seules, la France et la Grande Bretagne fournissent un effort sérieux, mais il reste insuffisant. On note qu’à l’occasion des élections en Europe, jamais un parti ne propose d’augmenter les crédits militaires au nom d’une menace potentielle. Que veulent les européens? Vivre dans une grande Suisse, un ensemble riche où l’on vit heureux, sans se poser la question de la guerre parce que l’on se sent à l’abri du bouclier militaire américain. Or, pour préserver le mode de vie auquel nous tenons tant, nous ne pouvons pas nous contenter d’agir comme de gentils boyscouts. Il faut des ambitions, des moyens, une stratégie. Nous en sommes très loin.

Pensez-vous que la conférence de Paris sur le climat puisse enclencher un mouvement décisif pour sauver la planète?

Le problème n’est pas la «planète», qui pourrait se passer de nous, mais l’habitabilité de la biosphère par les êtres vivants! Cela dit il faut souhaiter un succès et saluer l’engagement du président Hollande dans ce but. Vladimir Poutine, un jour, m’a dit: «le réchauffement climatique nous arrange, il va nous permettre de cultiver la Sibérie». Derrière cette boutade, se trouve l’idée- répandue dans un grand nombre de nations- que nous sommes des hypocrites parce que nous voulons imposer aux autres ce que nous n’avons jamais pratiqué nous-mêmes. De la même façon quand les partisans de l’écologie politique, en Europe, ne font qu’exciter la peur en rejetant le progrès et la science et parlent de décroissance, les peuples émergents se sentent insultés. Pour eux, cela signifie que nous voulons conserver nos privilèges. Cela peut paraître sympathique à quelques bobos, mais c’est une impasse historique. En revanche, la prise de conscience écologique-dont je rappelle qu’elle ne se limite pas au climat mais qu’elle concerne aussi la biodiversité, la pollution de l’air, de l’eau, des sols et des produits agricoles- gagne les esprits. Les problèmes de santé publique en Chine obligent les autorités à réagir, ce qui est une très bonne chose.
Les pays émergents sont maintenant prêts à nous rejoindre quand on leur propose des solutions innovantes. Ainsi, les dernières cimenteries Lafarge installées en Indonésie recyclent quasiment toutes les matières qu’elles utilisent. On peut convaincre les pays émergents de croître en enjambant toutes les étapes polluantes que nous avons empruntées. L’»écologisation» est lancée, terme auquel je tiens beaucoup parce que comme l’industrialisation que nous avons connue pendant deux siècles, il évoque un processus puissant et long. Je suis raisonnablement optimiste à moyen terme et je pense que la conférence de Paris peut déclencher de vrais progrès.

ENCADRE

Israël est-il en train de s’enfermer sur lui-même?
Nous parlons avant les élections générales, il est donc difficile de se prononcer sur ce que vont faire les israéliens dans les jours qui viennent. Je me situe clairement dans le camp de la paix, auprès de mes amis Elie Barnavi et Shlomo Ben Ami, de J. Call en France et de J. Street aux Etats-Unis. Je pense toujours que le plus grand homme de l’histoire d’Israël a été Yitzhak Rabin. Je suis convaincu que la vraie solution historique reste, en dépit de tous les obstacles, celle de deux états, solution que François Mitterrand avait eu le courage de formuler à la Knesset en 1982, sous l’influence de Bruno Kreisky, chancelier autrichien qui, parce qu’il était juif et de gauche, n’était pas complexé face à la droite israélienne, le Likoud. Je trouve désolant que le système électoral israélien (la proportionnelle intégrale) plus l’action du lobby des colons conduisent les gouvernements successifs à rejeter tout compromis territorial, à utiliser tous les arguments possibles et imaginables pour ne jamais traiter et conclure avec les palestiniens alors que la solution est connue. A intervalles réguliers, la «communauté internationale» (?) préconise la reprise du dialogue israélo-palestinien. C’est une suggestion cynique parce que l’on sait que cela n’a aucune chance d’aboutir. Il faudrait un déblocage israélo-israélien avec plus de pression américaine, des garanties de sécurité, puis un accord israélo-palestinien avec des parrains très engagés, puis une gestion internationale des soubresauts palestiniens consécutifs, avec un plan de développement régional. C’est exactement le contraire de la politique du Likoud, sans même parler des colons. Cela pourra-t-il être celle de la coalition de centre gauche, si elle gagnait, avec l’appui d’Obama? Il n’est pas interdit d’espérer.

«Il faut parfois, entre deux maux, choisir le moindre.»

Hubert Vedrine

«Il faut parfois, entre deux maux, choisir le moindre.»

Voici quelques jours, quatre parlementaires français sont partis pour Damas. Pensez-vous que la France doive entrer en contact avec Bachar El-Assad, au risque de paraître oublier les massacres dont le régime syrien s’est rendu coupable?

Nous vivons une époque où l’occident, qui se voit toujours maître du monde, prend des «positions» pour des raisons morales, ou éthiques respectables, mais qui peuvent s’avérer inapplicables, voire chimériques. Je suis bien obligé de rappeler que l’on ne mène pas une politique étrangère pour plaire à son opinion, ou pour être en paix avec sa conscience: il y faut inclure une dynamique, une stratégie. C’est bien parce que cette «irrealpolitik» moderne ne marche pas que je me définis comme réaliste. Depuis longtemps, tout en étant aussi épouvanté que n’importe qui par les atrocités auxquelles nous assistons, j’essaie d’expliquer qu’il ne suffit pas de prendre des positions morales, donc à mener une guerre de positions, statique, pour avoir une influence sur les événements. Cela n’a rien à voir avec le cynisme, c’est même exactement l’inverse: alors que le cynisme consiste à exploiter sciemment l’illusion moralisatrice, je parle d’une façon plus brutale, plus franche, ce qui me semble honnête. J’observe d’ailleurs que, dans l’histoire contemporaine, l’occident a souvent affirmé qu’il ne parlerait jamais avec tel ou tel tyran, ou tel ou tel groupe terroriste, avant d’être contraint de le faire, et de négocier sous le poids des réalités.
Il me semble clair qu’au début des événements dits du «printemps arabe», après le renversement inattendu du président Ben Ali, puis du président Moubarak, un certain nombre de pays, au premier rang desquels la France, ont voulu croire que le régime syrien allait tomber à son tour, et que ce serait une bonne chose. Je me souviens que dès cette époque, pourtant, beaucoup de spécialistes de la région (chrétiens libanais, israéliens, kurdes) avaient recommandé la prudence,soulignant que ce régime était certes répressif et cruel (encore était-ce avant la guerre civile et ses deux cent mille morts!) mais qu’il permettait au moins aux minorités chrétiennes, et autres, de vivre tranquilles. Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, puis François Hollande et Laurent Fabius ont adopté une ligne morale inflexible, en déclarant prioritaire le départ de Bachar El-Assad. Quel que soit le jugement que l’on porte sur le régime syrien, le fait est que ce régime n’est pas tombé. On peut toujours s’interroger sur ce qui se serait passé si les occidentaux avaient soutenu plus tôt et plus fort les forces démocratiques luttant contre lui, ou en intervenant militairement, mais puisque cela ne s’est pas produit, rien n’est aujourd’hui démontrable.

Devons-nous renoncer à favoriser la démocratie dans ce pays?

Tel n’est pas le propos. Nous ne sommes d’ailleurs pas les maîtres de la démocratisation du monde! Il faut prendre en compte les réalités. Les militaires américains tiennent au président Obama ce langage: «vous avez donné instruction que l’on endigue la progression de l’Etat islamique. Nous pouvons le faire grâce aux forces kurdes, à ce qui reste de l’armée irakienne, à nos drônes, à des bombardements, mais s’il faut aller au-delà, si nous devons éradiquer Daech, alors nous devons amener la Turquie à renoncer à son triple jeu, et même si cela nous est douloureux sur un plan moral coopérer davantage avec les iraniens, tisser un minimum de liens avec les syriens». En France, on voit apparaître une tendance dans ce sens. Le voyage problématique à Damas des parlementaires en est le symptôme. Certains, très minoritaires encore chez nous, considèrent même que si nous voulons annihiler Daech, nous devons nous allier avec Bachar El-Assad. D’autres, plus nombreux, sans aller jusque-là, reconnaissent le caractère féroce de son régime, mais jugent inévitable d’établir une coordination entre ses services de renseignement et les nôtres. Que l’on me comprenne bien: si nous déclarons que Daech – l’état islamique – est le mal absolu, il faut savoir en tirer les conséquences. Après tout, pour abattre Hitler, quand les pays occidentaux se sont alliés à l’Union soviétique, alors que Staline avait déjà perpétué des massacres épouvantables. Je sais qu’une telle comparaison peut choquer dans notre époque anesthésiée, mais elle a le mérite de faire réfléchir en rappelant qu’en politique, il faut parfois, la mort dans l’âme, entre deux maux choisir le moindre. Je pense que ce dilemme doit être résolu rapidement car la diplomatie française court le risque d’être abandonnée en rase campagne par les américains, tout comme elle le fut, l’année dernière, quand il s’est agit d’intervenir militairement. Cela nous affaiblirait, un peu plus.

La guerre en Ukraine doit-elle nous faire prendre conscience des intentions expansionnistes de Vladimir Poutine?

La situation que nous avons à gérer dans cette région du monde résulte d’une accumulation d’erreurs depuis 25 ans et pas uniquement de la partie russe. Après l’éclatement de l’Union soviétique (qui a été officialisé le 8 décembre 1991), la politique occidentale envers la Russie traumatisée et humiliée a été souvent incohérente et provocatrice. L’élargissement de l’Union européenne s’est accompagné de celui de l’OTAN. Les dirigeants occidentaux ont souvent traités les responsables russes de façon condescendante, ou méprisante. Les palinodies sur le système anti missile ont aggravé la méfiance. J’ajoute qu’aux Etats Unis, certains élus- républicains pour la plupart- jugent qu’il ne faut pas se contenter d’avoir cassé l’URSS, mais qu’il faut encore démanteler la Russie. Les occidentaux se sont comportés vis-vis de la Russie un peu comme l’ont fait les alliés de 1918 avec l’Allemagne; ils feraient mieux de s’inspirer de l’attitude des vainqueurs de 1945. Donc attention: tous les torts ne sont pas du coté des russes. Vladimir Poutine est le symbole d’une génération qui veut mettre fin à l’humiliation qui a été infligée à son pays. Il est là pour remettre en ordre la Russie, lui redonner son prestige international et faire en sorte qu’elle ne soit plus le paillasson des occidentaux. Il est évident aussi que le président russe a joué l’apprenti sorcier avec des sentiments nationalistes dangereux, qu’il a contribué à réveiller. Quand il a déclaré que la fin de l’URSSS est la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle, il a beaucoup choqué en occident, mais il s’affichait ainsi comme le protecteur des russes de l’ancien empire devenus des minorités. Pour autant, il n’est pas stupide. Il sait très bien qu’il n’a pas les moyens de reconstituer cette puissance. Il se contente de saisir toutes les opportunités qui lui sont offertes d’enrayer l’extension de l’influence russe sur le continent européen.

Ce constat posé, comment sortir de cette crise?
Même si elle avait pu venir plus tôt, l’initiative de François Hollande et Angela Merkel est méritoire et justifiée. Produira-t-elle ses fruits? Il est trop tôt pour le dire et cela ne dépend pas que d’eux. Mais dans la situation de blocage où nous étions, avec un Vladimir Poutine de plus en plus dur, menteur et soutenu par une opinion publique enfiévrée, avec des américains ayant des positions d’autant plus maximalistes que les sanctions économiques ne gênent en rien leur économie, il était urgent de tenter quelque chose et d’offrir une porte de sortie acceptable par un Poutine peut être débordé par ses ultras, en Ukraine ou à Moscou même. Or, chacun voit bien qu’il est très compliqué de définir une politique acceptable par les 28. Il est donc heureux que la France et l’Allemagne aient pris cette initiative. Pour sortir de la crise de façon durable, il faudra renoncer à certaines chimères. Je rappelle qu’Henry Kissinger et Zbigniew Brezinski, les deux plus grands anciens responsables et penseurs américains dans le domaine de la politique étrangère, ont déclaré ces dernières années que l’Ukraine ne devait pas faire partie de l’OTAN. Sans doute faut-il s’inspirer du modèle finlandais de l’époque de la guerre froide, celui d’une zone tampon et neutre. Nous devons respecter la Russie, mais aussi lui marquer des limites claires et la dissuader. Cela devient de plus en plus problématique.

En cas de crise majeure, on a le sentiment que seul l’OTAN peut protéger l’Europe. Est-ce un effet d’optique?

Non, c’est même sa mission! Les européens ont obtenu des américains après la guerre qu’ils scellent une alliance permanente et contraignante avec eux, ce dont leur Sénat ne voulait pas (au début), suivant leur pente isolationniste. Depuis, la «défense européenne» est une illusion. Aucun état du continent n’est prêt à fournir l’effort nécessaire pour l’assumer. Seules, la France et la Grande Bretagne fournissent un effort sérieux, mais il reste insuffisant. On note qu’à l’occasion des élections en Europe, jamais un parti ne propose d’augmenter les crédits militaires au nom d’une menace potentielle. Que veulent les européens? Vivre dans une grande Suisse, un ensemble riche où l’on vit heureux, sans se poser la question de la guerre parce que l’on se sent à l’abri du bouclier militaire américain. Or, pour préserver le mode de vie auquel nous tenons tant, nous ne pouvons pas nous contenter d’agir comme de gentils boyscouts. Il faut des ambitions, des moyens, une stratégie. Nous en sommes très loin.

Pensez-vous que la conférence de Paris sur le climat puisse enclencher un mouvement décisif pour sauver la planète?

Le problème n’est pas la «planète», qui pourrait se passer de nous, mais l’habitabilité de la biosphère par les êtres vivants! Cela dit il faut souhaiter un succès et saluer l’engagement du président Hollande dans ce but. Vladimir Poutine, un jour, m’a dit: «le réchauffement climatique nous arrange, il va nous permettre de cultiver la Sibérie». Derrière cette boutade, se trouve l’idée- répandue dans un grand nombre de nations- que nous sommes des hypocrites parce que nous voulons imposer aux autres ce que nous n’avons jamais pratiqué nous-mêmes. De la même façon quand les partisans de l’écologie politique, en Europe, ne font qu’exciter la peur en rejetant le progrès et la science et parlent de décroissance, les peuples émergents se sentent insultés. Pour eux, cela signifie que nous voulons conserver nos privilèges. Cela peut paraître sympathique à quelques bobos, mais c’est une impasse historique. En revanche, la prise de conscience écologique-dont je rappelle qu’elle ne se limite pas au climat mais qu’elle concerne aussi la biodiversité, la pollution de l’air, de l’eau, des sols et des produits agricoles- gagne les esprits. Les problèmes de santé publique en Chine obligent les autorités à réagir, ce qui est une très bonne chose.
Les pays émergents sont maintenant prêts à nous rejoindre quand on leur propose des solutions innovantes. Ainsi, les dernières cimenteries Lafarge installées en Indonésie recyclent quasiment toutes les matières qu’elles utilisent. On peut convaincre les pays émergents de croître en enjambant toutes les étapes polluantes que nous avons empruntées. L’»écologisation» est lancée, terme auquel je tiens beaucoup parce que comme l’industrialisation que nous avons connue pendant deux siècles, il évoque un processus puissant et long. Je suis raisonnablement optimiste à moyen terme et je pense que la conférence de Paris peut déclencher de vrais progrès.

ENCADRE

Israël est-il en train de s’enfermer sur lui-même?
Nous parlons avant les élections générales, il est donc difficile de se prononcer sur ce que vont faire les israéliens dans les jours qui viennent. Je me situe clairement dans le camp de la paix, auprès de mes amis Elie Barnavi et Shlomo Ben Ami, de J. Call en France et de J. Street aux Etats-Unis. Je pense toujours que le plus grand homme de l’histoire d’Israël a été Yitzhak Rabin. Je suis convaincu que la vraie solution historique reste, en dépit de tous les obstacles, celle de deux états, solution que François Mitterrand avait eu le courage de formuler à la Knesset en 1982, sous l’influence de Bruno Kreisky, chancelier autrichien qui, parce qu’il était juif et de gauche, n’était pas complexé face à la droite israélienne, le Likoud. Je trouve désolant que le système électoral israélien (la proportionnelle intégrale) plus l’action du lobby des colons conduisent les gouvernements successifs à rejeter tout compromis territorial, à utiliser tous les arguments possibles et imaginables pour ne jamais traiter et conclure avec les palestiniens alors que la solution est connue. A intervalles réguliers, la «communauté internationale» (?) préconise la reprise du dialogue israélo-palestinien. C’est une suggestion cynique parce que l’on sait que cela n’a aucune chance d’aboutir. Il faudrait un déblocage israélo-israélien avec plus de pression américaine, des garanties de sécurité, puis un accord israélo-palestinien avec des parrains très engagés, puis une gestion internationale des soubresauts palestiniens consécutifs, avec un plan de développement régional. C’est exactement le contraire de la politique du Likoud, sans même parler des colons. Cela pourra-t-il être celle de la coalition de centre gauche, si elle gagnait, avec l’appui d’Obama? Il n’est pas interdit d’espérer.

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23/03/2015