Cela m’a touché que la revue des Fils de la Charité me propose d’écrire dans ses pages quelques réflexions sur le monde d’aujourd’hui, en souvenir des conférence que mon père faisait au séminaire d’Issy les Moulineaux à la demande du père Meurice, son compagnon de captivité au stalag VIII C. C’était dans les années 50/60, il y a plus de cinquante ans!
J’ai été familier et imprégné, dans mon enfance, des thèmes de l’église de ces années, plus précisément de ce que l’on appelait en termes politiques de l’époque «les cathos de gauche»: la lutte contre la faim dans le monde, l’aide au développement, la paix dans le monde, tout ce qui préfigurait les thèmes de la deuxième gauche, notamment en ce qui concerne la méfiance envers les pouvoirs (renforcée plus tard par la diffusion après 68 dans la société de la pensée anti autorités) et la confiance dans la société civile et les ONG (on parlait plutôt d’associations).
Les hasards de la vie qui m’ont conduit pendant 19 ans à exercer des responsabilités importantes au plus haut niveau de l’état, mes nombreux voyages, ma connaissance du monde qui s’est élargie, ma réflexion sur l’histoire des relations internationales m’ont conduit à une vision différente, à une lucidité plus grande sur les réalités du monde. Néanmoins, même si j’ai évolué autrement, j’ai conservé du respect et de la sympathie pour les aspirations les plus idéalistes, la paix, la communauté internationale. Je pense par exemple que le concept de «guerre juste» mis en avant par l’Eglise il y a des siècles avait marqué un progrès: s’il y avait des guerres justes, c’est que toutes ne l’étaient pas. Aujourd’hui la question est: comment agir? que faire?
D’abord un mot sur le diagnostic général, sur l’état du monde, avant même de parler de «la paix». Il faut se méfier du tintamarre médiatique permanent et de l’information continue, qui exagère, déforme et hystérise tout. Ce n’est pas parce qu’on est informé en permanence, en temps réel, de tous les grands et petits problèmes du monde qu’il y en a plus.
Mais parlons de la «paix». Contrairement à l’impression dominante, il y a en fait depuis 50 ans demoins en moins de conflits et surtout de vraies guerres, même s’il y a beaucoup de conflits intra-étatiques.
La faim dans le monde? Bien sûr cela reste un fléau qu’il faut résorber, mais il n’y a jamais eu en pourcentage aussi peu d’êtres humains souffrant de la faim. Selon la Banque Asiatique de Développement la Chine va bientôt vaincre ce fléau (grâce à son développement sauvage!), bien avant l’Inde. Les épisodes de famine (en Afrique) sont liés non pas à une insuffisance de production mais à des guerres civiles qui paralysent les transports et donc l’économie. Les agronomes sont convaincus qu’on peut nourrir 9 à 10 milliard d’êtres humains, à condition que le monde entier ne veuille pas manger autant de viande que les américains aujourd’hui!
Les migrations? Au-delà de querelles sur les chiffres, ne parlons pas automatiquement de xénophobie pour désigner les appréhensions d’habitants, par exemple en Europe, face à des arrivées trop massives, en trop peu de temps, d’immigrants trop différents (langues, culture, religion, mode de vie). C’est d’ailleurs encore plus tendu entre états africains. Je suis toujours étonnée de l’exagération et de la schématisation de ce débat alors que l’Europe ne peut être unilatéralement fermée -ce serait absurde et cruel et d’ailleurs impossible- ni ouverte comme un moulin (les sociétés exploseraient). J’ajoute qu’il ne faudrait pas confondre par ignorance ou militantisme le droit d’asile, à sanctuariser, avec l’immigration. Tout cela devrait pouvoir être cogéré raisonnablement entre les pays de Schengen/ les pays de départ/ ou de transit, sur la base d’une gestion partagée sur la base de quotas ajustables en fonction de l’économie. On ne peut pas aborder cette question que sur la base de valeurs abstraites ou de théories.
J’en viens à «la paix». Qui peut être contre, à part de touts petits groupes fanatiques, très minoritaires, ou des (ir)responsables caressant l’illusion de régler leur problèmes par la force? Sans analyse rigoureuse de ce qui permet de bâtir ou d’imposer la paix puis de la maintenir, ce qui n’est pas la même chose, l’invocation de la «Paix» court le risque de rester une incantation. Or historiquement, quand-a-t-on constaté des situations de paix durable? Quand des puissances ont été assez fortes pour imposer leur paix: pax romana, empires coloniaux à leur paroxysme. Ou exemples plus récents, des dictatures: Assad en Syrie, Saddam Hussein en Irak. Ce constat choque nos croyances et nos valeurs modernes. Autre cas de figure: la paix par l’équilibre des forces: la paix organisée au Congrès de Vienne, après 1815, après les guerres napoléoniennes, a perduré près d’un siècle. H. Kissinger a démontré depuis longtemps que la marche à la guerre de 1914 a été provoquée non pas par cette «realpolitik», mais au contraire par son abandon par Guillaume II. Le traité de Versailles a été au contraire un échec car il a créé en Allemagne une volonté de le réviser à tout prix, que Hitler a bien su capter.
La dissuasion nucléaire mutuelle est une variante de l’équilibre des forces: si tu m’attaques, je t’anéantis; donc tu ne m’attaques pas et ainsi la paix est préservée. Je sais que cela peut choquer mais je pense que sans cela, à un moment ou un autre, la guerre froide (de l’après-guerre jusqu’à la fin de l’URSS) aurait dégénéré en guerre chaude. Bien sûr on aimerait pouvoir fonder la paix sur un calcul moins tragique et sur plus de confiance, mais en attendant, sur quoi d’autre? la sécurité collective, si souvent invoquée, ne fonctionne qu’entre partenaires pacifiques et de bonne foi: exemple, les européens entre eux, protégés en outre par l’alliance atlantique. Mais ils sont vieillissants et pacifiques. En attendant que ce soit général, compte tenu des incertitudes du monde a 20 ou 30 ans, la dissuasion au plus bas niveau possible à la française ne me paraît pas pouvoir être abandonnée sans grand risque.
Même remarque pour le droit international qui attend toujours une autorité pour l’imposer (au Proche Orient, à propos du conflit israélo-palestinien, par exemple on ne compte plus les résolutions de l’Assemblée Générale des nations Unies non appliquées). Ajoutons qu’il y a au sein de l’Islam, un affrontement historique entre une toute petite minorité fondamentaliste, parfois extrémiste, et une encore plus petite minorité moderniste et réformatrice, pour le contrôle de la masse centrale des fidèles musulmans. Tout devrait être fait (actions positives, et abstention d’actes négatifs) pour renforcer les musulmans ouverts et modernes. Par ailleurs le pape François a raison d’appeler à une coalition des chefs de toutes les religions contre les fanatismes.
Pour atteindre la paix universelle il ne faut pas espérer pouvoir y «convertir» l’espèce humaine. Il faut traiter méthodiquement chaque cause de conflit (territoriale, économique, énergétique, religieuse, nationaliste, ethnique, personnelle, etc, sans oublier les peurs et les angoisses sécuritaires omniprésentes) pour les désamorcer une par une, et bâtir dessus et avancer pas à pas, patiemment, dans cette architecture de la paix (indépendance, alliances, engagement, désir de vie meilleur).
Mais peut-être est-ce sur l’écologie, plus encore que sur la bases de valeurs occidentales / universelles, à la fois admirées, reconnues, et controversées en raison du passé et du passif colonial, que l’on pourra fonder la communauté internationale de demain?
Il y a un civisme, une citoyenneté écologique à construire, acceptable en principe par tous les peuples, toutes les cultures du monde. Il ne s’agira pas de «la planète», mais de l’habitabilité de la biosphère par l’espèce humaine. Dans cette métamorphose ce sont les Occidentaux qui auront à faire le plus grand effort sur eux-mêmes puisqu’ils sont issus de religions et de philosophies enseignant qu’il faut dompter, vaincre la nature et non pas vivre en harmonie avec elle. Saint François d’Assise est à cet égard une exception sublime, mais une exception. Il existe aussi quelques rares sourates du Coran dans cet esprit.
Le principal enseignement que j’ai retiré de ma formation puis de mon expérience est que les illusions nourrissent des attentes irréalisables, puis des déceptions inévitables, et enfin des désillusions cruelles et de l’amertume. Quand j’entends «on a bien le droit de rêver», j’appréhende la suite… Celui qui croit que la «communauté internationale» est déjà constituée ne peut que se lamenter chaque jour devant son impéritie. Celui qui espère dans une gouvernance mondiale, un ordre mondial, etc (alors qu’il n’y aura jamais de président du peuple global) est forcément exaspéré puis découragé par les innombrables et apparemment stériles, négociations internationales entre près de 200 états.
Réaliste, je pense malgré tout que le monde est améliorable, de façon modeste, pragmatique, et tenace. Il y a une condition à cela: comme les occidentaux n’ont plus la force, ni la légitimité -ni une crédibilité politique intérieure- suffisantes pour imposer leurs «valeurs» au reste du monde où ont émergé des dizaines de pays dont plusieurs vraies puissances et qui ont leur propre vision, il faudra qu’ils acceptent un compromis pour cogérer le monde. Il faut s’y préparer.
Hubert Védrine
Cela m’a touché que la revue des Fils de la Charité me propose d’écrire dans ses pages quelques réflexions sur le monde d’aujourd’hui, en souvenir des conférence que mon père faisait au séminaire d’Issy les Moulineaux à la demande du père Meurice, son compagnon de captivité au stalag VIII C. C’était dans les années 50/60, il y a plus de cinquante ans!
J’ai été familier et imprégné, dans mon enfance, des thèmes de l’église de ces années, plus précisément de ce que l’on appelait en termes politiques de l’époque «les cathos de gauche»: la lutte contre la faim dans le monde, l’aide au développement, la paix dans le monde, tout ce qui préfigurait les thèmes de la deuxième gauche, notamment en ce qui concerne la méfiance envers les pouvoirs (renforcée plus tard par la diffusion après 68 dans la société de la pensée anti autorités) et la confiance dans la société civile et les ONG (on parlait plutôt d’associations).
Les hasards de la vie qui m’ont conduit pendant 19 ans à exercer des responsabilités importantes au plus haut niveau de l’état, mes nombreux voyages, ma connaissance du monde qui s’est élargie, ma réflexion sur l’histoire des relations internationales m’ont conduit à une vision différente, à une lucidité plus grande sur les réalités du monde. Néanmoins, même si j’ai évolué autrement, j’ai conservé du respect et de la sympathie pour les aspirations les plus idéalistes, la paix, la communauté internationale. Je pense par exemple que le concept de «guerre juste» mis en avant par l’Eglise il y a des siècles avait marqué un progrès: s’il y avait des guerres justes, c’est que toutes ne l’étaient pas. Aujourd’hui la question est: comment agir? que faire?
D’abord un mot sur le diagnostic général, sur l’état du monde, avant même de parler de «la paix». Il faut se méfier du tintamarre médiatique permanent et de l’information continue, qui exagère, déforme et hystérise tout. Ce n’est pas parce qu’on est informé en permanence, en temps réel, de tous les grands et petits problèmes du monde qu’il y en a plus.
Mais parlons de la «paix». Contrairement à l’impression dominante, il y a en fait depuis 50 ans demoins en moins de conflits et surtout de vraies guerres, même s’il y a beaucoup de conflits intra-étatiques.
La faim dans le monde? Bien sûr cela reste un fléau qu’il faut résorber, mais il n’y a jamais eu en pourcentage aussi peu d’êtres humains souffrant de la faim. Selon la Banque Asiatique de Développement la Chine va bientôt vaincre ce fléau (grâce à son développement sauvage!), bien avant l’Inde. Les épisodes de famine (en Afrique) sont liés non pas à une insuffisance de production mais à des guerres civiles qui paralysent les transports et donc l’économie. Les agronomes sont convaincus qu’on peut nourrir 9 à 10 milliard d’êtres humains, à condition que le monde entier ne veuille pas manger autant de viande que les américains aujourd’hui!
Les migrations? Au-delà de querelles sur les chiffres, ne parlons pas automatiquement de xénophobie pour désigner les appréhensions d’habitants, par exemple en Europe, face à des arrivées trop massives, en trop peu de temps, d’immigrants trop différents (langues, culture, religion, mode de vie). C’est d’ailleurs encore plus tendu entre états africains. Je suis toujours étonnée de l’exagération et de la schématisation de ce débat alors que l’Europe ne peut être unilatéralement fermée -ce serait absurde et cruel et d’ailleurs impossible- ni ouverte comme un moulin (les sociétés exploseraient). J’ajoute qu’il ne faudrait pas confondre par ignorance ou militantisme le droit d’asile, à sanctuariser, avec l’immigration. Tout cela devrait pouvoir être cogéré raisonnablement entre les pays de Schengen/ les pays de départ/ ou de transit, sur la base d’une gestion partagée sur la base de quotas ajustables en fonction de l’économie. On ne peut pas aborder cette question que sur la base de valeurs abstraites ou de théories.
J’en viens à «la paix». Qui peut être contre, à part de touts petits groupes fanatiques, très minoritaires, ou des (ir)responsables caressant l’illusion de régler leur problèmes par la force? Sans analyse rigoureuse de ce qui permet de bâtir ou d’imposer la paix puis de la maintenir, ce qui n’est pas la même chose, l’invocation de la «Paix» court le risque de rester une incantation. Or historiquement, quand-a-t-on constaté des situations de paix durable? Quand des puissances ont été assez fortes pour imposer leur paix: pax romana, empires coloniaux à leur paroxysme. Ou exemples plus récents, des dictatures: Assad en Syrie, Saddam Hussein en Irak. Ce constat choque nos croyances et nos valeurs modernes. Autre cas de figure: la paix par l’équilibre des forces: la paix organisée au Congrès de Vienne, après 1815, après les guerres napoléoniennes, a perduré près d’un siècle. H. Kissinger a démontré depuis longtemps que la marche à la guerre de 1914 a été provoquée non pas par cette «realpolitik», mais au contraire par son abandon par Guillaume II. Le traité de Versailles a été au contraire un échec car il a créé en Allemagne une volonté de le réviser à tout prix, que Hitler a bien su capter.
La dissuasion nucléaire mutuelle est une variante de l’équilibre des forces: si tu m’attaques, je t’anéantis; donc tu ne m’attaques pas et ainsi la paix est préservée. Je sais que cela peut choquer mais je pense que sans cela, à un moment ou un autre, la guerre froide (de l’après-guerre jusqu’à la fin de l’URSS) aurait dégénéré en guerre chaude. Bien sûr on aimerait pouvoir fonder la paix sur un calcul moins tragique et sur plus de confiance, mais en attendant, sur quoi d’autre? la sécurité collective, si souvent invoquée, ne fonctionne qu’entre partenaires pacifiques et de bonne foi: exemple, les européens entre eux, protégés en outre par l’alliance atlantique. Mais ils sont vieillissants et pacifiques. En attendant que ce soit général, compte tenu des incertitudes du monde a 20 ou 30 ans, la dissuasion au plus bas niveau possible à la française ne me paraît pas pouvoir être abandonnée sans grand risque.
Même remarque pour le droit international qui attend toujours une autorité pour l’imposer (au Proche Orient, à propos du conflit israélo-palestinien, par exemple on ne compte plus les résolutions de l’Assemblée Générale des nations Unies non appliquées). Ajoutons qu’il y a au sein de l’Islam, un affrontement historique entre une toute petite minorité fondamentaliste, parfois extrémiste, et une encore plus petite minorité moderniste et réformatrice, pour le contrôle de la masse centrale des fidèles musulmans. Tout devrait être fait (actions positives, et abstention d’actes négatifs) pour renforcer les musulmans ouverts et modernes. Par ailleurs le pape François a raison d’appeler à une coalition des chefs de toutes les religions contre les fanatismes.
Pour atteindre la paix universelle il ne faut pas espérer pouvoir y «convertir» l’espèce humaine. Il faut traiter méthodiquement chaque cause de conflit (territoriale, économique, énergétique, religieuse, nationaliste, ethnique, personnelle, etc, sans oublier les peurs et les angoisses sécuritaires omniprésentes) pour les désamorcer une par une, et bâtir dessus et avancer pas à pas, patiemment, dans cette architecture de la paix (indépendance, alliances, engagement, désir de vie meilleur).
Mais peut-être est-ce sur l’écologie, plus encore que sur la bases de valeurs occidentales / universelles, à la fois admirées, reconnues, et controversées en raison du passé et du passif colonial, que l’on pourra fonder la communauté internationale de demain?
Il y a un civisme, une citoyenneté écologique à construire, acceptable en principe par tous les peuples, toutes les cultures du monde. Il ne s’agira pas de «la planète», mais de l’habitabilité de la biosphère par l’espèce humaine. Dans cette métamorphose ce sont les Occidentaux qui auront à faire le plus grand effort sur eux-mêmes puisqu’ils sont issus de religions et de philosophies enseignant qu’il faut dompter, vaincre la nature et non pas vivre en harmonie avec elle. Saint François d’Assise est à cet égard une exception sublime, mais une exception. Il existe aussi quelques rares sourates du Coran dans cet esprit.
Le principal enseignement que j’ai retiré de ma formation puis de mon expérience est que les illusions nourrissent des attentes irréalisables, puis des déceptions inévitables, et enfin des désillusions cruelles et de l’amertume. Quand j’entends «on a bien le droit de rêver», j’appréhende la suite… Celui qui croit que la «communauté internationale» est déjà constituée ne peut que se lamenter chaque jour devant son impéritie. Celui qui espère dans une gouvernance mondiale, un ordre mondial, etc (alors qu’il n’y aura jamais de président du peuple global) est forcément exaspéré puis découragé par les innombrables et apparemment stériles, négociations internationales entre près de 200 états.
Réaliste, je pense malgré tout que le monde est améliorable, de façon modeste, pragmatique, et tenace. Il y a une condition à cela: comme les occidentaux n’ont plus la force, ni la légitimité -ni une crédibilité politique intérieure- suffisantes pour imposer leurs «valeurs» au reste du monde où ont émergé des dizaines de pays dont plusieurs vraies puissances et qui ont leur propre vision, il faudra qu’ils acceptent un compromis pour cogérer le monde. Il faut s’y préparer.
Hubert Védrine