La bataille de la régulation
Sans aller jusqu’à un Livre noir de la dérégulation, il ne faut pas oublier, au moment où s’engage une difficile bataille pour la régulation, l’action et les arguments de ceux, quels qu’ils soient, qui, depuis trente ans, n’ont eu de cesse de déréglementer sans cesse plus, car ils n’ont pas disparus. Ils se sont affranchis des règles prudentielles subsistantes, se sont opposé avec constance à tout rétablissement de règles financières de bon sens, ont discrédité le rôle des pouvoirs publics, et tous ceux qui tentaient de résister à cette marée. Pour «libérer la croissance», mais aussi pour des perspectives de gains faramineux, ils ont laissé transformer impunément, l’économie mondiale réelle en un gigantesque casino. Nous allons en vivre les conséquences financières, économiques, sociales, politiques.
Maintenant, il faut redonner au capitalisme et à l’économie de marché des règles saines. Evidemment pas pour les asphyxier, mais pour sauver leur capacité créatrice en les organisant. La prétendue autorégulation ayant clairement failli, ces nouvelles règles de prudence et ces mécanismes de contrôle devront être imposées à l’intégralité des acteurs de l’activité bancaire et financière qui ont été irresponsables, à tous les organismes, y compris de supervision, qui ont été à la fois trop nombreux et complaisants.
Qui doit mener cette bataille? A l’évidence, les gouvernements. Relégitimés au bord du gouffre, ils doivent dans cette nouvelle phase assumer sans faiblir et aussi longtemps que nécessaire leurs responsabilités.
Qui est en faveur d’une nouvelle régulation? En théorie aujourd’hui, tous les partis de gauche en Europe, tous les gouvernements de la zone euro, et même ceux de l’ensemble des 27 y compris le britannique, les institutions européennes, les organisations multilatérales par définition régulatrices. Soudainement et jusqu’à un certain point les dirigeants américains eux-mêmes. Dans certaines conditions les pays émergents. Bien sûr les pays même pas encore émergents, et les opinions publiques.
Alors, tout le monde serait brusquement converti à la régulation et personne, aucun pays personne ne serait contre? Bien sûr que non. Derrière l’apparente quasi unanimité actuelle, les forces idéologiques, politiques, économiques et financières de dérégulation, qui ont imposé leur ligne depuis trente ans et sont actuellement sur la défensive, n’ont pas désarmé. D’autre part, dès que l’on va aborder, dans une enceinte puis dans une autre, le détail des mesures, des désaccords vont se faire jour entre les gouvernements sur le rythme, la sévérité, les modalités, etc., des nouvelles règles, de même que sur la composition et le rôle des organismes et institutions de régulations, anciens et nouveaux et sur le rôle de l’Etat, plus ou moins directif, plus ou moins durable, etc. Les patronats et les banques qui n’acceptent le sauvetage par l’Etat que contraints et forcés vont essayer de réduire les contreparties, de contester la nécessité de la «moralisation», de recouvrer au plus tôt une entière liberté. La nécessité de ne pas compromettre par des règles trop strictes la relance économique sera invoquée. Certains essaieront même, par un réflexe à courte vue, de reporter le processus pourtant vital de conversion des économies prédatrices en économies écologiques. Or, celui-ci doit absolument se poursuivre et pouvoir s’appuyer sur une comptabilité économique différente, patrimoniale.
Ce serait une erreur de croire que la bataille pour la régulation est gagnée d’avance. Cela sera beaucoup plus compliqué qu’à Bretton Woods, qui s’était ramené finalement à une victoire du secrétaire américain au Trésor sur Keynes. Nicolas Sarkozy a raison, sur la lancée des réunions de crises récentes, de vouloir mettre à profit jusqu’à la dernière minute sa présidence européenne pour impliquer dans ce mouvement l’administration américaine sortante, puis la nouvelle, ainsi que la Chine et les autres émergents (sans oublier les pays du Golfe). Il faut s’attendre cependant à ce que les uns et les autres posent leurs propres conditions, et être prêts à y répondre.
La configuration des réunions d’octobre et de novembre, possible parce que décidée à chaud, va préfigurer celle des nouvelles enceintes et institutions: un Eurogroupe plus politique, renforcé, reformaté depuis la réunion de Paris, qu’il faut absolument pérenniser; un G8 élargi à un G20 présidé par Gordon Brown et qu’il faudra, lui aussi, réunir plusieurs fois; un FMI réformé possible superviseur financier d’ensemble; un jour, peut être un Conseil Economique et Social des Nations Unies rehaussé au niveau des dirigeants politiques pour harmoniser les nouvelles règles financières, commerciales, sociales, environnementales, mondiales et les divers arbitrages.
Ce combat ambitieux aura de vraies chances d’aboutir s’il est mené en harmonie par la France et l’Allemagne (c’est indispensable mais ce n’est pas encore le cas), ainsi qu’avec la Grande-Bretagne. En ce moment, pour quelques temps, un agenda commun est possible. En étroite association bien sûr avec les membres du nouvel Eurogroupe, et le reste des 27. La France n’arrivera pas à changer les règles des présidences, c’est même maladroit de l’avoir évoqué, mais elle peut ainsi mettre en marche dans les deux mois les bons engrenages en jouant de tout le clavier bilatéral et multilatéral, politique et économique. En particulier en faisant acter le principe d’une réunion régulière en 2009 de l’Eurogroupe nouvelle manière. Et en saisissant la période de quelques mois pendant laquelle la nouvelle administration américaine sera réceptive et disponible.
De leur côté les gauches européennes, qui n’avaient pas attendu, elles, la catastrophe pour mettre en garde contre les dangers de la déréglementation sauvage, à l’exception, maintenant corrigée, du parti travailliste britannique, devraient se faire entendre haut et fort. Elles en auraient la légitimité. Où sont-elles passées? Elles doivent se rassembler. Etablir leurs propres propositions, précises et concrètes, domaine par domaine, institution par institution. Fixer leur propre agenda pour la régulation, le faire connaître dès avant le G20 élargi du 15 novembre. Maintenir la pression quand l’élan régulateur s’essoufflera.
Cette crise aiguë constitue la première opportunité sérieuse de redonner au monde des règles économiques raisonnables depuis qu’à partir de 1971 les Etats-Unis ont jeté à bas le système qu’ils avaient mis sur pied en 1945. Et qu’en 1989/1991 l’occasion de la refondation n’a pas été saisie parce que les Occidentaux croyaient alors que leur triomphe tiendrait lieu de règles universelles. Crise, prise de conscience, révision des dogmes, départ de l’administration Bush, le moment est réellement historique. Il ne faut pas le manquer. Régulateurs de tous les pays, unissez-vous!
Hubert Védrine
La bataille de la régulation
Sans aller jusqu’à un Livre noir de la dérégulation, il ne faut pas oublier, au moment où s’engage une difficile bataille pour la régulation, l’action et les arguments de ceux, quels qu’ils soient, qui, depuis trente ans, n’ont eu de cesse de déréglementer sans cesse plus, car ils n’ont pas disparus. Ils se sont affranchis des règles prudentielles subsistantes, se sont opposé avec constance à tout rétablissement de règles financières de bon sens, ont discrédité le rôle des pouvoirs publics, et tous ceux qui tentaient de résister à cette marée. Pour «libérer la croissance», mais aussi pour des perspectives de gains faramineux, ils ont laissé transformer impunément, l’économie mondiale réelle en un gigantesque casino. Nous allons en vivre les conséquences financières, économiques, sociales, politiques.
Maintenant, il faut redonner au capitalisme et à l’économie de marché des règles saines. Evidemment pas pour les asphyxier, mais pour sauver leur capacité créatrice en les organisant. La prétendue autorégulation ayant clairement failli, ces nouvelles règles de prudence et ces mécanismes de contrôle devront être imposées à l’intégralité des acteurs de l’activité bancaire et financière qui ont été irresponsables, à tous les organismes, y compris de supervision, qui ont été à la fois trop nombreux et complaisants.
Qui doit mener cette bataille? A l’évidence, les gouvernements. Relégitimés au bord du gouffre, ils doivent dans cette nouvelle phase assumer sans faiblir et aussi longtemps que nécessaire leurs responsabilités.
Qui est en faveur d’une nouvelle régulation? En théorie aujourd’hui, tous les partis de gauche en Europe, tous les gouvernements de la zone euro, et même ceux de l’ensemble des 27 y compris le britannique, les institutions européennes, les organisations multilatérales par définition régulatrices. Soudainement et jusqu’à un certain point les dirigeants américains eux-mêmes. Dans certaines conditions les pays émergents. Bien sûr les pays même pas encore émergents, et les opinions publiques.
Alors, tout le monde serait brusquement converti à la régulation et personne, aucun pays personne ne serait contre? Bien sûr que non. Derrière l’apparente quasi unanimité actuelle, les forces idéologiques, politiques, économiques et financières de dérégulation, qui ont imposé leur ligne depuis trente ans et sont actuellement sur la défensive, n’ont pas désarmé. D’autre part, dès que l’on va aborder, dans une enceinte puis dans une autre, le détail des mesures, des désaccords vont se faire jour entre les gouvernements sur le rythme, la sévérité, les modalités, etc., des nouvelles règles, de même que sur la composition et le rôle des organismes et institutions de régulations, anciens et nouveaux et sur le rôle de l’Etat, plus ou moins directif, plus ou moins durable, etc. Les patronats et les banques qui n’acceptent le sauvetage par l’Etat que contraints et forcés vont essayer de réduire les contreparties, de contester la nécessité de la «moralisation», de recouvrer au plus tôt une entière liberté. La nécessité de ne pas compromettre par des règles trop strictes la relance économique sera invoquée. Certains essaieront même, par un réflexe à courte vue, de reporter le processus pourtant vital de conversion des économies prédatrices en économies écologiques. Or, celui-ci doit absolument se poursuivre et pouvoir s’appuyer sur une comptabilité économique différente, patrimoniale.
Ce serait une erreur de croire que la bataille pour la régulation est gagnée d’avance. Cela sera beaucoup plus compliqué qu’à Bretton Woods, qui s’était ramené finalement à une victoire du secrétaire américain au Trésor sur Keynes. Nicolas Sarkozy a raison, sur la lancée des réunions de crises récentes, de vouloir mettre à profit jusqu’à la dernière minute sa présidence européenne pour impliquer dans ce mouvement l’administration américaine sortante, puis la nouvelle, ainsi que la Chine et les autres émergents (sans oublier les pays du Golfe). Il faut s’attendre cependant à ce que les uns et les autres posent leurs propres conditions, et être prêts à y répondre.
La configuration des réunions d’octobre et de novembre, possible parce que décidée à chaud, va préfigurer celle des nouvelles enceintes et institutions: un Eurogroupe plus politique, renforcé, reformaté depuis la réunion de Paris, qu’il faut absolument pérenniser; un G8 élargi à un G20 présidé par Gordon Brown et qu’il faudra, lui aussi, réunir plusieurs fois; un FMI réformé possible superviseur financier d’ensemble; un jour, peut être un Conseil Economique et Social des Nations Unies rehaussé au niveau des dirigeants politiques pour harmoniser les nouvelles règles financières, commerciales, sociales, environnementales, mondiales et les divers arbitrages.
Ce combat ambitieux aura de vraies chances d’aboutir s’il est mené en harmonie par la France et l’Allemagne (c’est indispensable mais ce n’est pas encore le cas), ainsi qu’avec la Grande-Bretagne. En ce moment, pour quelques temps, un agenda commun est possible. En étroite association bien sûr avec les membres du nouvel Eurogroupe, et le reste des 27. La France n’arrivera pas à changer les règles des présidences, c’est même maladroit de l’avoir évoqué, mais elle peut ainsi mettre en marche dans les deux mois les bons engrenages en jouant de tout le clavier bilatéral et multilatéral, politique et économique. En particulier en faisant acter le principe d’une réunion régulière en 2009 de l’Eurogroupe nouvelle manière. Et en saisissant la période de quelques mois pendant laquelle la nouvelle administration américaine sera réceptive et disponible.
De leur côté les gauches européennes, qui n’avaient pas attendu, elles, la catastrophe pour mettre en garde contre les dangers de la déréglementation sauvage, à l’exception, maintenant corrigée, du parti travailliste britannique, devraient se faire entendre haut et fort. Elles en auraient la légitimité. Où sont-elles passées? Elles doivent se rassembler. Etablir leurs propres propositions, précises et concrètes, domaine par domaine, institution par institution. Fixer leur propre agenda pour la régulation, le faire connaître dès avant le G20 élargi du 15 novembre. Maintenir la pression quand l’élan régulateur s’essoufflera.
Cette crise aiguë constitue la première opportunité sérieuse de redonner au monde des règles économiques raisonnables depuis qu’à partir de 1971 les Etats-Unis ont jeté à bas le système qu’ils avaient mis sur pied en 1945. Et qu’en 1989/1991 l’occasion de la refondation n’a pas été saisie parce que les Occidentaux croyaient alors que leur triomphe tiendrait lieu de règles universelles. Crise, prise de conscience, révision des dogmes, départ de l’administration Bush, le moment est réellement historique. Il ne faut pas le manquer. Régulateurs de tous les pays, unissez-vous!
Hubert Védrine