Quelle est aujourd’hui la place de la France dans le monde?
Celle d’un pays encore important, plus que les Français ne le croient, très influent, mais qui est confronté, comme les autres occidentaux, même s’il se croit original, à la fin du monopole de la puissance qu’ils ont détenu dans le monde depuis le XVI siècle. Or nos mentalités ne nous préparent pas à ce bouleversement.
Comment définir ce nouveau monde?
Pas encore comme une «communauté» internationale. Pas forcément comme un monde condamné au clash des civilisations. Pas non plus comme un monde multipolaire ordonné, celui dont parlait Jacques Chirac. Plutôt comme un monde multipolaire en formation instable, où émergent ou ré-émergent, à côté du pôle central d’un milliard d’Occidentaux, la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, et bien d’autres. Les experts du Boston Consulting Group citent jusqu’à trente pays émergents. Sur les six milliards et demi d’habitants de la planète, il y a cinq milliards et demi de non-Occidentaux…
Par quels changements concrets se traduit ce nouvel état du monde?
Par un basculement économique vers l’Asie et les émergents mais pas seulement. Nous affrontons simultanément une anémie démographique (l’Europe représente aujourd’hui 12% de la population mondiale, en 2030, 7%), un choc écologique, un compte à rebours énergétique (les Européens n’ont pas d’énergie en réserve), le tout se traduisant par un glissement tectonique de la puissance. Comment allons-nous réagir? Par la stratégie et la diplomatie et avec une vision de l’avenir? Allons-nous accepter de partager? Ou allons-nous lutter de façon compulsive, militarisée, comme l’administration Bush à ses débuts pour arrêter le temps? C’est une des grandes questions posées à tous les pays occidentaux…
Dans ce monde multipolaire désordonné, est-il possible de mettre de l’ordre?
Oui, à condition que, tirant vraiment les leçons de trente années de dérégulation mondiale, les membres permanents du Conseil de sécurité, les membres du G8, les autres grands pays émergents se mettent d’accord sur de nouvelles règles – financières, écologiques, économiques – qui corrigent le cours ultérieur de la mondialisation. Les 27 de l’Europe pourraient en être le moteur. Le moment est propice.
Quel est la réponse de la France?
Va-t-elle répondre comme France, comme un des 27 de l’Union ou comme pays occidental? Contrairement à ses prédécesseurs, qui avaient poursuivi, dans ses grandes lignes, tout en la faisant évoluer, la politique du général de Gaulle, le Président Sarkozy a l’air de vouloir s’en affranchir.
Quelles sont ses priorités?
Il me semble qu’il a une approche «occidentale». Je ne dis pas qu’il fait passer cette réponse occidentale avant la réponse française car, pour lui, cela à l’air d’être la même chose.
Etre occidental, c’est aussi être atlantiste?
L’atlantisme c’est du suivisme. Nicolas Sarkozy n’est pas suiviste. Il reprend d’ailleurs quasiment la formule «ami, allié, pas aligné». Mais il semble avoir une vision du monde pas très éloignée de celle des responsables américains, y compris, sur certains points, des actuels. Cela se voit en particulier sur le Proche, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et sur l’OTAN, à propos duquel l’intérêt d’une réintégration n’est toujours pas évident. Il admire – et cela paraît sincère – l’énergie et le rêve américains. Il voit les Etats-Unis «en technicolor». C’est peut être pour cela que cela ne l’a pas gêné de manifester son admiration pour les Etats-Unis sans attendre le départ de cette administration américaine, si impopulaire. Sur les autres sujets, il y a un grand pragmatisme, parfois surprenant, dans sa politique.
C’est-à-dire?
Il n’hésite pas à changer, à innover et même à se contredire, si il le faut. Il se veut très libre.
La vision du monde de Sarkozy traduit-elle une inflexion de la politique étrangère de la France ou une rupture?
À ses yeux c’est certainement plus qu’une inflexion, un changement profond.
Ces relations nouvelles avec les Etats-Unis expliquent-elles notre nouvelle approche de la crise irakienne?
Probablement. Et aussi l’engagement de Bernard Kouchner pour la reconstruction de ce pays. Pourtant, le nécessaire accord politique Sunnites/Chiites/pays voisins fait toujours défaut.
Constatez-vous aussi un infléchissement sur le dossier Israélo-Palestinien?
Pendant un an, la plus grande retenue a prévalu, entraînant le renoncement à toute initiative. Cela a été très apprécié par les Américains et les Israéliens. Mais en Israël, dans un discours très «mitterrandien», le Président a dit les deux choses qui comptent: 1) Il faut un deuxième Etat, l’Etat palestinien, Jérusalem étant la capitale des deux. 2) et geler la colonisation. Peut-être sa position d’ «ami» d’Israël lui permettra-t-elle d’être écouté?
Et la position française sur l’Afghanistan?
La riposte des Américains en 2001 pour renverser le régime des talibans, qui abritait Ben Laden et al Qaida, était légitime. Mais les objectifs actuels à la fois militaires, politiques, humanitaires et économiques de la présence internationale, en fait occidentale, paraissent bien difficiles à atteindre…
Il fallait se désintéresser de l’Afghanistan?
Non. Il faut maintenir la pression sur les combattants islamistes pour les empêcher de redevenir une réelle menace. Mais il aurait fallu obtenir que notre engagement supplémentaire soit précédé d’une clarification des missions après une évaluation entre alliés, plutôt qu’être un geste préalable de bonne volonté. Il n’est pas trop tard, pour le faire.
Faut-il parler avec les talibans?
Au moins avec certains d’entre eux, comme les Britanniques le préconisent. Nous touchons là un point important. Nous nous sommes laissés enfermer par l’administration Bush dans un manichéisme selon lequel la diplomatie consisterait à parler seulement avec des amis dont on partage les valeurs, à l’exclusion des autres. C’est une absurdité. La diplomatie, depuis l’origine des temps, consiste à parler avec le diable, quand c’est possible, pour éviter la guerre. Les Américains d’ailleurs n’ont-ils pas fini par parler avec les Soviétiques, avec les Vietnamiens du Nord, avec les Coréens du Nord, etc? Rabin n’a-t-il pas traité avec Arafat? Il n’y a pas à se demander si on peut parler à l’Iran, à l’Irak, au Hamas, au Hezbollah, etc., mais comment puisqu’on ne peut pas empêcher qu’ils existent. Bien sûr, il faut être vigilant. Et savoir exactement ce que l’on veut.
Etait-ce une erreur d’interrompre les relations avec le gouvernement de l’Autorité palestinienne constitué par le Hamas après sa victoire électorale?
Une erreur monumentale! Si nous estimions qu’il était impossible d’avoir des relations avec le Hamas pour cause d’islamisme et d’extrémisme, alors il ne fallait pas lui demander de participer aux élections, ni même exiger des élections, et encore moins décréter un blocus ensuite sous prétexte que nous n’étions pas satisfaits du résultat! C’était un cadeau aux islamistes qui affirment que notre discours sur la démocratie est un mensonge. Il faut revenir à la sagesse. Et la sagesse c’est ce qu’avait déclaré Mitterrand à la Knesset: «On ne fait la paix qu’avec ceux qui vous combattent».
Il faut donc aussi, si je vous suis, discuter également avec l’Iran…
Nous l’avons fait. Mais il faudrait que les Etats Unis se disent prêts à le faire et sans ces conditions préalables qui nous paralysent, nous Occidentaux. Beaucoup d’Américains le préconisent. Le Président iranien tient des propos insupportables sur Israël, et il y a le nucléaire, mais ne tombons pas dans le jeu de ses provocations. Parler ce n’est pas capituler, mais défendre des intérêts, se donner des leviers. L’acceptation par Washington de discussions ferait bouger les choses en Iran. En fait, la politique menée ces dernières années par les Occidentaux, sert plutôt à Ahmadinejad. Il serait regrettable que les Européens continuent à être suivistes sur ces sujets alors que les Américains vont peut être se dégager de cette nasse conceptuelle dans laquelle les néo-conservateurs les ont enfermés.
Après avoir tourné le dos à la Syrie, la France discute maintenant avec le régime de Damas. Il est même envisagé que Bachar al-Assad assiste au défilé du 14 juillet…
Pourquoi exclure la Syrie, déjà membre du processus de Barcelone, d’un sommet général? Il vaut mieux essayer, sans trop d’illusions, de la faire bouger.
Pour affronter les défis posés par le monde multipolaire que vous avez décrit, l’Europe est-elle le bon instrument?
Oui, si nous sommes clairs au niveau de chacun de nos pays et au niveau de l’Union européenne dans notre politique avec chacun des grands pays émergents. Si nous étions sûrs de la politique chinoise de l’Europe pour les dix années à venir, nous pourrions discuter avec les Chinois dans des conditions plus avantageuses qu’aujourd’hui. Si, en plus, les Etats-Unis et l’Europe étaient d’accord à ce sujet, cela donnerait aux Occidentaux une force considérable. Mais aucune stratégie occidentale ou européenne ne nous dispensera d’avoir les idées claires au niveau de la France. L’Europe est pour les Etats membres, le meilleur niveau pour oeuvrer ensemble pour une régulation de la mondialisation, pas pour abdiquer. Le non irlandais est une déception mais cela ne nous empêche pas d’agir, même dans le cadre de Nice, pour que l’Union défende mieux les intérêts des Européens dans la mondialisation, et cela dès la présidence française,
Nicolas Sarkozy a-t-il eu raison de fonder autant d’espoirs sur le projet d’union pour la Méditerranée?
Il avait mis le doigt sur un vrai problème: l’usure du processus de Barcelone. Les pays du Sud considèrent que l’attitude de la Commission n’est pas partenariale, que les pays européens du Nord offrent leur aide mais imposent trop de conditions. Mais, la vision originelle de Nicolas Sarkozy, la façon – très ambitieuse – dont «l’Union» était présentée, ne tenait pas compte des rapports de force en Europe ni des divisions au Sud. L’idée ne pouvait pas passer telle quelle. On peut le regretter mais Nicolas Sarkozy a été réaliste en acceptant un compromis avec Mme Merkel. Espérons à tout le moins que l’esprit et la pratique du processus de Barcelone en seront revivifiés.
En effet, le président français s’est surtout heurté aux réticences allemandes et à ses relations délicates avec Angela Merkel…
Quelle que soit la réalité de ses relations personnelles avec Mme Merkel, il est évident que les relations franco-allemandes ont changé, depuis la réunification et depuis que l’Allemagne a demandé – et obtenu – des modifications institutionnelles qui renforcent de façon significative son poids au Parlement Européen et au Conseil. Le contexte est différent. Il n’y a plus de «couple». C’est comme ça, c’est un fait historique. Il n’en reste pas moins que, même à 27, l’Union fonctionne mieux si il y a une entente franco-allemande sur les grands sujets, et mal s’il n’y en n’a pas.
Nicolas Sarkozy a été critiqué pour ses relations, en apparence très cordiales avec Vladimir Poutine…
Oui, parce que venant après des annonces imprudentes. L’erreur – bien avant Sarkozy – a été de croire que de l’effondrement de l’Union Soviétique, allait naître, naturellement, une Russie moderne, démocratique, capitaliste. La réalité, c’est Poutine. On peut penser ce qu’on veut de lui, mais il n’est jamais descendu au-dessous de 70 % de popularité. Il est représentatif de la réalité russe, et même dans l’originale configuration actuelle, c’est sa politique qui se poursuit. Alors, que faire avec cette puissance «ré-émergente», notre voisine, notre irremplaçable fournisseur de gaz? Elle va se transformer, à sa façon et à son rythme, mais pas parce que nous allons lui enjoindre de le faire. Notre intérêt est d’avoir avec elle une politique cohérente, claire sur les sujets où nous voulons être partenaires, et claire sur ce que nous désapprouvons.
La Chine, elle, est un pays émergent…
C’est le pays émergent phare mais ce n’est pas le seul. Elle est pour nous un marché, un partenaire, un concurrent. En plus certains voudraient la démocratiser et le Pentagone la voit comme une menace. A nous de hiérarchiser tout cela et de trouver avec la Chine un mode d’emploi fructueux et durable, mais qui n’occulte rien.
Les reproches qui ont été adressés sur ce point à Nicolas Sarkozy reposent surtout sur la divergence entre les promesses de la campagne électorale en matière de soutien aux droits de l’homme partout dans le monde et l’approche choisie face à Pékin…
Oui, il avait fait des promesses intenables. Pourtant il sait bien qu’on ne peut pas mener une politique étrangère spécialisée dans le seul respect des droits de l’Homme par les autres! Une politique étrangère est forcément globale. Nous sommes bien obligés d’acheter du gaz aux Russes, du pétrole à l’Arabie saoudite, de conclure des contrats avec la Chine, etc. Si nous renoncions aux contrats, les droits de l’Homme ne s’en porteraient pas mieux. Je suis convaincu que, sur la politique étrangère, même en campagne électorale, on peut parler vrai. Dans une démocratie moderne, un candidat devrait pouvoir dire: «si je suis élu je défendrai nos intérêts vitaux et nos convictions, et pour les droits de l’Homme, je ferai le mieux possible». Sans parler de «priorité», puisque cela n’est pas vrai.
Alors que la candidature de la Turquie avait été acceptée au Conseil européen, Nicolas sarkozy ne cesse de répéter que la Turquie n’est pas en Europe, mais en Asie…
Mme Merkel et M. Sarkozy ont la même position. Mais, puisque les 15, à Helsinki, en 1999, soit étaient pour soit n’ont pas osé dire non, il faut avoir l’honnêteté de mener les négociations à leur terme.
Globalement, comment jugez-vous après un an d’exercice la politique étrangère de Nicolas Sarkozy?
Il n’y a pas à «juger» mais on peut évaluer, quoique un an ce soit bien court. Il y a des éléments intéressants: le rétablissement de la confiance avec les nouveaux membres de l’UE, l’intérêt pour les pays arabes du Golfe, la renégociation de nos bases en Afrique, l’appel aux institutions européennes à défendre les intérêts des Européens dans la mondialisation, les ambitions concrètes pour la Présidence européenne. A côté de cela, la méthode d’ensemble et surtout la réorientation générale laissent perplexe. Pourquoi? Jusqu’où? N’oublions pas que l’idée positive que le monde se fait de la politique étrangère française, à deux ou trois pays près, fait partie de notre «soft power»…
Propos recueillis par
René Backmann
Quelle est aujourd’hui la place de la France dans le monde?
Celle d’un pays encore important, plus que les Français ne le croient, très influent, mais qui est confronté, comme les autres occidentaux, même s’il se croit original, à la fin du monopole de la puissance qu’ils ont détenu dans le monde depuis le XVI siècle. Or nos mentalités ne nous préparent pas à ce bouleversement.
Comment définir ce nouveau monde?
Pas encore comme une «communauté» internationale. Pas forcément comme un monde condamné au clash des civilisations. Pas non plus comme un monde multipolaire ordonné, celui dont parlait Jacques Chirac. Plutôt comme un monde multipolaire en formation instable, où émergent ou ré-émergent, à côté du pôle central d’un milliard d’Occidentaux, la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, et bien d’autres. Les experts du Boston Consulting Group citent jusqu’à trente pays émergents. Sur les six milliards et demi d’habitants de la planète, il y a cinq milliards et demi de non-Occidentaux…
Par quels changements concrets se traduit ce nouvel état du monde?
Par un basculement économique vers l’Asie et les émergents mais pas seulement. Nous affrontons simultanément une anémie démographique (l’Europe représente aujourd’hui 12% de la population mondiale, en 2030, 7%), un choc écologique, un compte à rebours énergétique (les Européens n’ont pas d’énergie en réserve), le tout se traduisant par un glissement tectonique de la puissance. Comment allons-nous réagir? Par la stratégie et la diplomatie et avec une vision de l’avenir? Allons-nous accepter de partager? Ou allons-nous lutter de façon compulsive, militarisée, comme l’administration Bush à ses débuts pour arrêter le temps? C’est une des grandes questions posées à tous les pays occidentaux…
Dans ce monde multipolaire désordonné, est-il possible de mettre de l’ordre?
Oui, à condition que, tirant vraiment les leçons de trente années de dérégulation mondiale, les membres permanents du Conseil de sécurité, les membres du G8, les autres grands pays émergents se mettent d’accord sur de nouvelles règles – financières, écologiques, économiques – qui corrigent le cours ultérieur de la mondialisation. Les 27 de l’Europe pourraient en être le moteur. Le moment est propice.
Quel est la réponse de la France?
Va-t-elle répondre comme France, comme un des 27 de l’Union ou comme pays occidental? Contrairement à ses prédécesseurs, qui avaient poursuivi, dans ses grandes lignes, tout en la faisant évoluer, la politique du général de Gaulle, le Président Sarkozy a l’air de vouloir s’en affranchir.
Quelles sont ses priorités?
Il me semble qu’il a une approche «occidentale». Je ne dis pas qu’il fait passer cette réponse occidentale avant la réponse française car, pour lui, cela à l’air d’être la même chose.
Etre occidental, c’est aussi être atlantiste?
L’atlantisme c’est du suivisme. Nicolas Sarkozy n’est pas suiviste. Il reprend d’ailleurs quasiment la formule «ami, allié, pas aligné». Mais il semble avoir une vision du monde pas très éloignée de celle des responsables américains, y compris, sur certains points, des actuels. Cela se voit en particulier sur le Proche, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et sur l’OTAN, à propos duquel l’intérêt d’une réintégration n’est toujours pas évident. Il admire – et cela paraît sincère – l’énergie et le rêve américains. Il voit les Etats-Unis «en technicolor». C’est peut être pour cela que cela ne l’a pas gêné de manifester son admiration pour les Etats-Unis sans attendre le départ de cette administration américaine, si impopulaire. Sur les autres sujets, il y a un grand pragmatisme, parfois surprenant, dans sa politique.
C’est-à-dire?
Il n’hésite pas à changer, à innover et même à se contredire, si il le faut. Il se veut très libre.
La vision du monde de Sarkozy traduit-elle une inflexion de la politique étrangère de la France ou une rupture?
À ses yeux c’est certainement plus qu’une inflexion, un changement profond.
Ces relations nouvelles avec les Etats-Unis expliquent-elles notre nouvelle approche de la crise irakienne?
Probablement. Et aussi l’engagement de Bernard Kouchner pour la reconstruction de ce pays. Pourtant, le nécessaire accord politique Sunnites/Chiites/pays voisins fait toujours défaut.
Constatez-vous aussi un infléchissement sur le dossier Israélo-Palestinien?
Pendant un an, la plus grande retenue a prévalu, entraînant le renoncement à toute initiative. Cela a été très apprécié par les Américains et les Israéliens. Mais en Israël, dans un discours très «mitterrandien», le Président a dit les deux choses qui comptent: 1) Il faut un deuxième Etat, l’Etat palestinien, Jérusalem étant la capitale des deux. 2) et geler la colonisation. Peut-être sa position d’ «ami» d’Israël lui permettra-t-elle d’être écouté?
Et la position française sur l’Afghanistan?
La riposte des Américains en 2001 pour renverser le régime des talibans, qui abritait Ben Laden et al Qaida, était légitime. Mais les objectifs actuels à la fois militaires, politiques, humanitaires et économiques de la présence internationale, en fait occidentale, paraissent bien difficiles à atteindre…
Il fallait se désintéresser de l’Afghanistan?
Non. Il faut maintenir la pression sur les combattants islamistes pour les empêcher de redevenir une réelle menace. Mais il aurait fallu obtenir que notre engagement supplémentaire soit précédé d’une clarification des missions après une évaluation entre alliés, plutôt qu’être un geste préalable de bonne volonté. Il n’est pas trop tard, pour le faire.
Faut-il parler avec les talibans?
Au moins avec certains d’entre eux, comme les Britanniques le préconisent. Nous touchons là un point important. Nous nous sommes laissés enfermer par l’administration Bush dans un manichéisme selon lequel la diplomatie consisterait à parler seulement avec des amis dont on partage les valeurs, à l’exclusion des autres. C’est une absurdité. La diplomatie, depuis l’origine des temps, consiste à parler avec le diable, quand c’est possible, pour éviter la guerre. Les Américains d’ailleurs n’ont-ils pas fini par parler avec les Soviétiques, avec les Vietnamiens du Nord, avec les Coréens du Nord, etc? Rabin n’a-t-il pas traité avec Arafat? Il n’y a pas à se demander si on peut parler à l’Iran, à l’Irak, au Hamas, au Hezbollah, etc., mais comment puisqu’on ne peut pas empêcher qu’ils existent. Bien sûr, il faut être vigilant. Et savoir exactement ce que l’on veut.
Etait-ce une erreur d’interrompre les relations avec le gouvernement de l’Autorité palestinienne constitué par le Hamas après sa victoire électorale?
Une erreur monumentale! Si nous estimions qu’il était impossible d’avoir des relations avec le Hamas pour cause d’islamisme et d’extrémisme, alors il ne fallait pas lui demander de participer aux élections, ni même exiger des élections, et encore moins décréter un blocus ensuite sous prétexte que nous n’étions pas satisfaits du résultat! C’était un cadeau aux islamistes qui affirment que notre discours sur la démocratie est un mensonge. Il faut revenir à la sagesse. Et la sagesse c’est ce qu’avait déclaré Mitterrand à la Knesset: «On ne fait la paix qu’avec ceux qui vous combattent».
Il faut donc aussi, si je vous suis, discuter également avec l’Iran…
Nous l’avons fait. Mais il faudrait que les Etats Unis se disent prêts à le faire et sans ces conditions préalables qui nous paralysent, nous Occidentaux. Beaucoup d’Américains le préconisent. Le Président iranien tient des propos insupportables sur Israël, et il y a le nucléaire, mais ne tombons pas dans le jeu de ses provocations. Parler ce n’est pas capituler, mais défendre des intérêts, se donner des leviers. L’acceptation par Washington de discussions ferait bouger les choses en Iran. En fait, la politique menée ces dernières années par les Occidentaux, sert plutôt à Ahmadinejad. Il serait regrettable que les Européens continuent à être suivistes sur ces sujets alors que les Américains vont peut être se dégager de cette nasse conceptuelle dans laquelle les néo-conservateurs les ont enfermés.
Après avoir tourné le dos à la Syrie, la France discute maintenant avec le régime de Damas. Il est même envisagé que Bachar al-Assad assiste au défilé du 14 juillet…
Pourquoi exclure la Syrie, déjà membre du processus de Barcelone, d’un sommet général? Il vaut mieux essayer, sans trop d’illusions, de la faire bouger.
Pour affronter les défis posés par le monde multipolaire que vous avez décrit, l’Europe est-elle le bon instrument?
Oui, si nous sommes clairs au niveau de chacun de nos pays et au niveau de l’Union européenne dans notre politique avec chacun des grands pays émergents. Si nous étions sûrs de la politique chinoise de l’Europe pour les dix années à venir, nous pourrions discuter avec les Chinois dans des conditions plus avantageuses qu’aujourd’hui. Si, en plus, les Etats-Unis et l’Europe étaient d’accord à ce sujet, cela donnerait aux Occidentaux une force considérable. Mais aucune stratégie occidentale ou européenne ne nous dispensera d’avoir les idées claires au niveau de la France. L’Europe est pour les Etats membres, le meilleur niveau pour oeuvrer ensemble pour une régulation de la mondialisation, pas pour abdiquer. Le non irlandais est une déception mais cela ne nous empêche pas d’agir, même dans le cadre de Nice, pour que l’Union défende mieux les intérêts des Européens dans la mondialisation, et cela dès la présidence française,
Nicolas Sarkozy a-t-il eu raison de fonder autant d’espoirs sur le projet d’union pour la Méditerranée?
Il avait mis le doigt sur un vrai problème: l’usure du processus de Barcelone. Les pays du Sud considèrent que l’attitude de la Commission n’est pas partenariale, que les pays européens du Nord offrent leur aide mais imposent trop de conditions. Mais, la vision originelle de Nicolas Sarkozy, la façon – très ambitieuse – dont «l’Union» était présentée, ne tenait pas compte des rapports de force en Europe ni des divisions au Sud. L’idée ne pouvait pas passer telle quelle. On peut le regretter mais Nicolas Sarkozy a été réaliste en acceptant un compromis avec Mme Merkel. Espérons à tout le moins que l’esprit et la pratique du processus de Barcelone en seront revivifiés.
En effet, le président français s’est surtout heurté aux réticences allemandes et à ses relations délicates avec Angela Merkel…
Quelle que soit la réalité de ses relations personnelles avec Mme Merkel, il est évident que les relations franco-allemandes ont changé, depuis la réunification et depuis que l’Allemagne a demandé – et obtenu – des modifications institutionnelles qui renforcent de façon significative son poids au Parlement Européen et au Conseil. Le contexte est différent. Il n’y a plus de «couple». C’est comme ça, c’est un fait historique. Il n’en reste pas moins que, même à 27, l’Union fonctionne mieux si il y a une entente franco-allemande sur les grands sujets, et mal s’il n’y en n’a pas.
Nicolas Sarkozy a été critiqué pour ses relations, en apparence très cordiales avec Vladimir Poutine…
Oui, parce que venant après des annonces imprudentes. L’erreur – bien avant Sarkozy – a été de croire que de l’effondrement de l’Union Soviétique, allait naître, naturellement, une Russie moderne, démocratique, capitaliste. La réalité, c’est Poutine. On peut penser ce qu’on veut de lui, mais il n’est jamais descendu au-dessous de 70 % de popularité. Il est représentatif de la réalité russe, et même dans l’originale configuration actuelle, c’est sa politique qui se poursuit. Alors, que faire avec cette puissance «ré-émergente», notre voisine, notre irremplaçable fournisseur de gaz? Elle va se transformer, à sa façon et à son rythme, mais pas parce que nous allons lui enjoindre de le faire. Notre intérêt est d’avoir avec elle une politique cohérente, claire sur les sujets où nous voulons être partenaires, et claire sur ce que nous désapprouvons.
La Chine, elle, est un pays émergent…
C’est le pays émergent phare mais ce n’est pas le seul. Elle est pour nous un marché, un partenaire, un concurrent. En plus certains voudraient la démocratiser et le Pentagone la voit comme une menace. A nous de hiérarchiser tout cela et de trouver avec la Chine un mode d’emploi fructueux et durable, mais qui n’occulte rien.
Les reproches qui ont été adressés sur ce point à Nicolas Sarkozy reposent surtout sur la divergence entre les promesses de la campagne électorale en matière de soutien aux droits de l’homme partout dans le monde et l’approche choisie face à Pékin…
Oui, il avait fait des promesses intenables. Pourtant il sait bien qu’on ne peut pas mener une politique étrangère spécialisée dans le seul respect des droits de l’Homme par les autres! Une politique étrangère est forcément globale. Nous sommes bien obligés d’acheter du gaz aux Russes, du pétrole à l’Arabie saoudite, de conclure des contrats avec la Chine, etc. Si nous renoncions aux contrats, les droits de l’Homme ne s’en porteraient pas mieux. Je suis convaincu que, sur la politique étrangère, même en campagne électorale, on peut parler vrai. Dans une démocratie moderne, un candidat devrait pouvoir dire: «si je suis élu je défendrai nos intérêts vitaux et nos convictions, et pour les droits de l’Homme, je ferai le mieux possible». Sans parler de «priorité», puisque cela n’est pas vrai.
Alors que la candidature de la Turquie avait été acceptée au Conseil européen, Nicolas sarkozy ne cesse de répéter que la Turquie n’est pas en Europe, mais en Asie…
Mme Merkel et M. Sarkozy ont la même position. Mais, puisque les 15, à Helsinki, en 1999, soit étaient pour soit n’ont pas osé dire non, il faut avoir l’honnêteté de mener les négociations à leur terme.
Globalement, comment jugez-vous après un an d’exercice la politique étrangère de Nicolas Sarkozy?
Il n’y a pas à «juger» mais on peut évaluer, quoique un an ce soit bien court. Il y a des éléments intéressants: le rétablissement de la confiance avec les nouveaux membres de l’UE, l’intérêt pour les pays arabes du Golfe, la renégociation de nos bases en Afrique, l’appel aux institutions européennes à défendre les intérêts des Européens dans la mondialisation, les ambitions concrètes pour la Présidence européenne. A côté de cela, la méthode d’ensemble et surtout la réorientation générale laissent perplexe. Pourquoi? Jusqu’où? N’oublions pas que l’idée positive que le monde se fait de la politique étrangère française, à deux ou trois pays près, fait partie de notre «soft power»…
Propos recueillis par
René Backmann