Pouvait-on prévoir ce qui s’est passé en Tunisie?
Non. Personne n’a rien vu. C’est pour ça que la polémique franco-française sur «on n’a pas vu venir». On ne peut pas dire que la France ait moins vu que d’autres pays. Ben Ali comme ses opposants n’avaient pas prévu ce qui est arrivé. Aucun Tunisien n’imaginait que les événements prendraient cette tournure et que Ben Ali partirait aussi rapidement. Les pays voisins de la Tunisie, comme les Européens, n’ont rien pressenti. Même les Américains dont certains télégrammes diplomatiques avaient décrit la réalité kleptocratique du système n’avaient pas prévu le moment de son délitement. Il y a une grande différence entre décrire les défauts d’un système et annoncer qu’il va se décomposer.
Les autorités françaises ont quand même été un peu lentes à réagir…
C’est autre chose, c’est la réaction, la gestion de la réaction.
Justement. Les événements ont démarré et les autorités françaises n’ont pas fait preuve d’un grand discernement…
Bien sûr, Michèle Alliot-Marie a eu d’extraordinaires maladresses d’expression, difficiles à comprendre pour quelqu’un qui est ministre depuis si longtemps. Normalement ce genre d’expérience donne un certain sens de ce qu’il faut dire ou pas, et du moment où il faut le dire. Mais ce n’est pas le cœur du sujet. De toute façon l’attitude à adopter face à de tels événements n’est pas commode. Tant que l’on ne sera pas absolument sûr que des partis islamistes – qui seraient arrivés au pouvoir démocratiquement, par des élections vraiment libres – repartent du pouvoir normalement après avoir perdu les élections suivantes, on ne pourra pas dire que la preuve est faite que l’on peut sortir d’une dictature sans tomber dans l’islamisme. Tout le monde le souhaite bien sûr, et nous y aurions intérêt, mais la preuve n’est pas encore faite. Cela explique la prudence diplomatique que l’on a observée sur l’Egypte de la part de nombres de puissances, ont été extrêmement prudents dans le choix du vocabulaire. Obama et Hillary Clinton n’ont pas appelé au «renversement» de Moubarak mais à une transition, avant de bouger et de durcir le ton pour ne pas être largués. Ils gèrent le processus de démocratisation comme un transport de nitroglycérine.
On dit que les Américains auraient joué un rôle majeur dans l’écroulement du régime tunisien.
En est-on sûr? Ils le démentent même s’ils semblent heureux qu’on leur prête ce rôle qui peut les aider pour la suite. Je vois un peu de mépris pour les Tunisiens dans cette interprétation, comme si ça ne pouvait pas venir des Tunisiens eux-mêmes! C’est d’abord une affaire tuniso-tunisienne. Si on veut comprendre la force de ce qui s’est produit, il ne faut pas l’expliquer par des interventions extérieures. La Tunisie est un pays petit et homogène, avec une classe moyenne importante et bien formée, alors que beaucoup de pays de ce type ont une minorité très riche quand le plus grand nombre est très pauvre. En dehors de l’effroyable famille Trabelsi, les écarts sont moins grands en Tunisie que dans d’autres pays comparables. Il y a des gens très bien formés, c’est l’héritage de Bourguiba que Ben Ali, sur ce plan, avait prolongé. Le système Ben Ali a été plutôt bien au début. Le statut des femmes n’avait pas été entamé, le régime avait jugulé l’islamisme, l’économie marchait très bien avec un côté croissance à la chinoise. Ça a complètement dégénéré ces dix dernières années sur le plan policier, mais aussi parce que la Tunisie a perdu son accès au marché européen. L’Europe a mis fin à l’accord multifibres sur le textile, le marché asiatique a supplanté les Tunisiens qui ont commencé à être frappés économiquement par la crise. Or ils n’ont pas de ressources énergétiques. En se soumettant aux accords commerciaux libéraux, l’Europe a accepté de déréguler et a sans s’en rendre compte déstabilisé la Tunisie.
Est-ce qu’on peut imaginer un scénario identique à celui de la Tunisie dans d’autres pays de la région?
A partir du moment où un régime verrouillé et contrôlé comme celui-là est tombé, cela interpelle des dizaines de régimes autoritaires, et pas uniquement dans la région. Ces gouvernements étudient les événements pour savoir ce qu’ils doivent faire pour ne pas subir le même sort. On aurait tort de penser que ça ne concerne que les Arabes. Il y a des mouvements en Albanie, ça peut concerner aussi l’Asie centrale, et l’Afrique. Alors est-ce que cela peut avoir un retentissement? Je réponds oui. Est-ce que cela va avoir un retentissement? Cela dépend, il ne faut pas généraliser. Les situations sont très différentes. En Tunisie, il y a eu la combinaison d’une population très bien formée, très diplômée, avec un fort taux de chômage. Paradoxalement, les pays qui n’ont pas fait d’efforts comme ceux de Bourguiba puis de Ben Ali pour amener une population à un très haut niveau de formation sont presque moins menacés! La masse rurale, peu formée ou analphabète, ne va pas se révolter de la même façon et n’utilisera pas Facebook. En somme, tout n’est pas transposable d’un pays à l’autre. Je m’attends à un retentissement profond, durable, mais pas immédiat et différencié. Les changements profonds peuvent s’étaler sur des années, voire des décennies. En Tunisie, la tournure des événements les accélérera ou les ralentira.
Est-ce que l’on peut imaginer que cela s’étende à l’Algérie?
Personne ne sait très bien ce qui se passe en Algérie, et personne ne s’attend à ce qu’il s’y passe la même chose qu’en Tunisie. Car là-bas, ce n’est pas le problème d’un clan, d’une famille abusive, mais d’un système : l’armée et les systèmes de sécurité. C’est différent. Dans toutes les sociétés arabes il y a une frustration énorme, de plus en plus mal contenue, mais elle prend des formes différentes selon les pays. Il faut éviter de penser l’exemple tunisien selon l’idée que se font les Européens de la démocratisation: «C’est facile! Tout va être balayé en trois mois…» Mais ce n’est pas l’état naturel des sociétés. C’est un processus long, compliqué. On devrait être prudents dans nos commentaires et agir intelligemment pour accompagner positivement ce mouvement, pour que le processus réussisse. Si l’Europe accélère la conclusion de la négociation du «statut avancé», c’est un signe fort. Si les gens continuent à aller en vacances en Tunisie au lieu d’annuler, c’est utile. Ni ingérence, ni paternalisme. Les Tunisiens comme les autres sont souverains. S’ils nous demandent de l’aide, on répondra, on les accompagnera.
Peut-on parler d’un printemps arabe?
Ça me paraît un peu prématuré. De même que c’est beaucoup trop tôt pour dire si l’on a trouvé la solution pour sortir du despotisme sans sombrer dans l’islamisme. On peut simplement dire aujourd’hui que c’est le début de quelque chose de considérable. On est dans une situation évolutive.
Est-ce comparable avec la chute du mur de Berlin?
Non. En Europe de l’Est, ce ne sont pas les peuples qui ont renversé les régimes, c’est beaucoup moins spontané qu’en Tunisie. Tout est parti de la décision historique de Gorbatchev de laisser tomber ces régimes. Dans le monde arabe, les gens voient ce qui se passe, il y a la contagion, mais ce n’est pas prévisible. On sait juste que ça a commencé à bouger, que le dégel a commencé, et que nous devons être disponibles.
Pouvait-on prévoir ce qui s’est passé en Tunisie?
Non. Personne n’a rien vu. C’est pour ça que la polémique franco-française sur «on n’a pas vu venir». On ne peut pas dire que la France ait moins vu que d’autres pays. Ben Ali comme ses opposants n’avaient pas prévu ce qui est arrivé. Aucun Tunisien n’imaginait que les événements prendraient cette tournure et que Ben Ali partirait aussi rapidement. Les pays voisins de la Tunisie, comme les Européens, n’ont rien pressenti. Même les Américains dont certains télégrammes diplomatiques avaient décrit la réalité kleptocratique du système n’avaient pas prévu le moment de son délitement. Il y a une grande différence entre décrire les défauts d’un système et annoncer qu’il va se décomposer.
Les autorités françaises ont quand même été un peu lentes à réagir…
C’est autre chose, c’est la réaction, la gestion de la réaction.
Justement. Les événements ont démarré et les autorités françaises n’ont pas fait preuve d’un grand discernement…
Bien sûr, Michèle Alliot-Marie a eu d’extraordinaires maladresses d’expression, difficiles à comprendre pour quelqu’un qui est ministre depuis si longtemps. Normalement ce genre d’expérience donne un certain sens de ce qu’il faut dire ou pas, et du moment où il faut le dire. Mais ce n’est pas le cœur du sujet. De toute façon l’attitude à adopter face à de tels événements n’est pas commode. Tant que l’on ne sera pas absolument sûr que des partis islamistes – qui seraient arrivés au pouvoir démocratiquement, par des élections vraiment libres – repartent du pouvoir normalement après avoir perdu les élections suivantes, on ne pourra pas dire que la preuve est faite que l’on peut sortir d’une dictature sans tomber dans l’islamisme. Tout le monde le souhaite bien sûr, et nous y aurions intérêt, mais la preuve n’est pas encore faite. Cela explique la prudence diplomatique que l’on a observée sur l’Egypte de la part de nombres de puissances, ont été extrêmement prudents dans le choix du vocabulaire. Obama et Hillary Clinton n’ont pas appelé au «renversement» de Moubarak mais à une transition, avant de bouger et de durcir le ton pour ne pas être largués. Ils gèrent le processus de démocratisation comme un transport de nitroglycérine.
On dit que les Américains auraient joué un rôle majeur dans l’écroulement du régime tunisien.
En est-on sûr? Ils le démentent même s’ils semblent heureux qu’on leur prête ce rôle qui peut les aider pour la suite. Je vois un peu de mépris pour les Tunisiens dans cette interprétation, comme si ça ne pouvait pas venir des Tunisiens eux-mêmes! C’est d’abord une affaire tuniso-tunisienne. Si on veut comprendre la force de ce qui s’est produit, il ne faut pas l’expliquer par des interventions extérieures. La Tunisie est un pays petit et homogène, avec une classe moyenne importante et bien formée, alors que beaucoup de pays de ce type ont une minorité très riche quand le plus grand nombre est très pauvre. En dehors de l’effroyable famille Trabelsi, les écarts sont moins grands en Tunisie que dans d’autres pays comparables. Il y a des gens très bien formés, c’est l’héritage de Bourguiba que Ben Ali, sur ce plan, avait prolongé. Le système Ben Ali a été plutôt bien au début. Le statut des femmes n’avait pas été entamé, le régime avait jugulé l’islamisme, l’économie marchait très bien avec un côté croissance à la chinoise. Ça a complètement dégénéré ces dix dernières années sur le plan policier, mais aussi parce que la Tunisie a perdu son accès au marché européen. L’Europe a mis fin à l’accord multifibres sur le textile, le marché asiatique a supplanté les Tunisiens qui ont commencé à être frappés économiquement par la crise. Or ils n’ont pas de ressources énergétiques. En se soumettant aux accords commerciaux libéraux, l’Europe a accepté de déréguler et a sans s’en rendre compte déstabilisé la Tunisie.
Est-ce qu’on peut imaginer un scénario identique à celui de la Tunisie dans d’autres pays de la région?
A partir du moment où un régime verrouillé et contrôlé comme celui-là est tombé, cela interpelle des dizaines de régimes autoritaires, et pas uniquement dans la région. Ces gouvernements étudient les événements pour savoir ce qu’ils doivent faire pour ne pas subir le même sort. On aurait tort de penser que ça ne concerne que les Arabes. Il y a des mouvements en Albanie, ça peut concerner aussi l’Asie centrale, et l’Afrique. Alors est-ce que cela peut avoir un retentissement? Je réponds oui. Est-ce que cela va avoir un retentissement? Cela dépend, il ne faut pas généraliser. Les situations sont très différentes. En Tunisie, il y a eu la combinaison d’une population très bien formée, très diplômée, avec un fort taux de chômage. Paradoxalement, les pays qui n’ont pas fait d’efforts comme ceux de Bourguiba puis de Ben Ali pour amener une population à un très haut niveau de formation sont presque moins menacés! La masse rurale, peu formée ou analphabète, ne va pas se révolter de la même façon et n’utilisera pas Facebook. En somme, tout n’est pas transposable d’un pays à l’autre. Je m’attends à un retentissement profond, durable, mais pas immédiat et différencié. Les changements profonds peuvent s’étaler sur des années, voire des décennies. En Tunisie, la tournure des événements les accélérera ou les ralentira.
Est-ce que l’on peut imaginer que cela s’étende à l’Algérie?
Personne ne sait très bien ce qui se passe en Algérie, et personne ne s’attend à ce qu’il s’y passe la même chose qu’en Tunisie. Car là-bas, ce n’est pas le problème d’un clan, d’une famille abusive, mais d’un système : l’armée et les systèmes de sécurité. C’est différent. Dans toutes les sociétés arabes il y a une frustration énorme, de plus en plus mal contenue, mais elle prend des formes différentes selon les pays. Il faut éviter de penser l’exemple tunisien selon l’idée que se font les Européens de la démocratisation: «C’est facile! Tout va être balayé en trois mois…» Mais ce n’est pas l’état naturel des sociétés. C’est un processus long, compliqué. On devrait être prudents dans nos commentaires et agir intelligemment pour accompagner positivement ce mouvement, pour que le processus réussisse. Si l’Europe accélère la conclusion de la négociation du «statut avancé», c’est un signe fort. Si les gens continuent à aller en vacances en Tunisie au lieu d’annuler, c’est utile. Ni ingérence, ni paternalisme. Les Tunisiens comme les autres sont souverains. S’ils nous demandent de l’aide, on répondra, on les accompagnera.
Peut-on parler d’un printemps arabe?
Ça me paraît un peu prématuré. De même que c’est beaucoup trop tôt pour dire si l’on a trouvé la solution pour sortir du despotisme sans sombrer dans l’islamisme. On peut simplement dire aujourd’hui que c’est le début de quelque chose de considérable. On est dans une situation évolutive.
Est-ce comparable avec la chute du mur de Berlin?
Non. En Europe de l’Est, ce ne sont pas les peuples qui ont renversé les régimes, c’est beaucoup moins spontané qu’en Tunisie. Tout est parti de la décision historique de Gorbatchev de laisser tomber ces régimes. Dans le monde arabe, les gens voient ce qui se passe, il y a la contagion, mais ce n’est pas prévisible. On sait juste que ça a commencé à bouger, que le dégel a commencé, et que nous devons être disponibles.